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arrive qu’il apprend à distinguer ses impressions propres en essayant d’exprimer celles d’un étranger. Sans compter que, pour prêter à un personnage de l’histoire le langage qui lui convient, il faut le connaître, et qu’il faut connaître aussi ceux auxquels il parle, démêler leurs dispositions, deviner leur caractère, si l’on veut trouver les raisons qui pourront les convaincre : ce qui suppose urne première observation du monde et de la vie. Il est donc certain que l’exercice de l’art oratoire n’est pas inutile aux jeunes intelligences, puisqu’il développe chez elles la fécondité de l’esprit, l’habitude de la réflexion, la connaissance d’elles-mêmes et des autres.

Mais s’il est bon que la jeunesse s’exerce dans l’art oratoire, convient-il, comme faisaient les Anciens, de lui enseigner l’éloquence par la rhétorique ? La rhétorique, je le sais, ne jouit pas d’une bonne renommée ; c’est un art suspect et discrédité. Je ne crois pas pourtant qu’il y ait jamais eu d’éloquence sans rhétorique ; chaque orateur se fait la sienne grand il ne l’a pas trouvée toute faite avant lui. Caton, l’ennemi des rhéteurs grecs, qui voulait à toute force les empêcher d’entrer à Rome, était un rhéteur à sa façon. Il avait remarqué certains procédés qui ne manquaient pas leur effet sur le peuple, et il les employait volontiers. Il les nota soigneusement dans ses ouvrages quand il devint vieux, et en transmit la connaissance à son fils. Ce n’était guère la peine, puisqu’il avait composé lui-même une rhétorique, d’être si sévère pour celle des Grec, qui résumait la pratique de plusieurs siècles et contenait des observations si ingénieuses et si vraies. Quant à la déclamation, qu’on a tant attaquée et dont l’abus produit de si mauvais résultats, prise en elle-même et retenue dans de certaines limites, elle peut aisément se défendre. L’apprentissage de tous les métiers et de tous les arts se fait de la même façon ; la, pratique s’y joint toujours à la théorie ; tous imaginent pour l’apprenti des exercices qui ressemblent à ce qu’il doit faire plus tard et l’y préparent. Et qu’est-ce que la déclamation sinon une manière de former un jeune homme aux luttes réelles par des combats fictifs, la petite guerre avant la grande ?

Il n’y avait donc rien de blâmable dans le principe même de cette éducation. Voici d’où venait le péril. Si l’on n’avait pas tort d’enseigner la rhétorique aux jeunes gens, il était dangereux de la leur enseigner seule. Nous avons vu déjà, qu’en réalité ils n’apprenaient qu’elle. Le grammairien, qui était chargé de tout le reste, avait trop à faire pour suffire à tout. Il se bornait à donner de toutes les sciences quelques notions confuses et n’enseignait que ce qu’il était indispensable à un orateur de savoir. Son cours, qui aurait dû avoir tant d’importance, était devenu une simple préparation à la rhétorique. Les élèves se trouvaient donc livrés sans contrepoids à