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le nombre ; ils s’agitent, ils menacent, ils éclatent en cris de fureur. Tout à coup un homme se lève, un homme pâli par l’étude et la réflexion, quelquefois fatigué par l’âge, le plus faible, le plus chétif de tous. Il parle, et peu à peu les colères tombent, les dissentimens s’apaisent ; bientôt cette multitude divisée semble n’avoir plus qu’une âme, l’âme même de l’orateur, qui s’est communiquée à tous ceux qui l’écoutent. N’est-ce pas le triomphe le plus éclatant de l’esprit sur la force matérielle, de l’âme sur le corps ? Et, s’il est vrai que l’éducation doit être surtout la culture de l’esprit, n’est-il pas naturel que l’art où la prédominance de l’esprit se manifeste d’une manière si visible en soit le fondement ? C’est ainsi que l’éloquence prit, dans l’enseignement des peuples anciens, une place qu’elle n’a pas tout à fait perdue chez les modernes.

Est-il vrai, comme on l’a dit souvent de nos jours, qu’ils aient eu tort d’en faire la principale étude de la jeunesse ? Je suis bien loin de le croire. Laissons de côté l’utilité directe qu’on trouve dans les pays libres, où la parole est souveraine, à enseigner de bonne heure aux enfans l’art de parler : à Rome, par exemple, c’était un talent nécessaire pour tous ceux que leur naissance appelait à la vie publique, et, comme ils ne pouvaient pas s’en passer, on comprend que leur premier souci ait été de l’acquérir. Mais les autres, ceux auxquels l’accès des honneurs était à peu près fermé et qui ne devaient avoir que très rarement, dans leur vie, l’occasion de parler en public, ne trouvaient-ils donc aucun profit à ces exercices oratoires auxquels on condamnait les jeunes ? Je pense, au contraire, qu’ils leur étaient fort utiles. À ne les prendre que comme un moyen d’éducation générale, pour former non seulement l’orateur, mais l’homme, et le préparer à tout, il n’y en a guère de plus efficace[1]. Quand on veut composer un discours, faire parler un personnage réel ou imaginaire, dans une circonstance donnée, il faut d’abord trouver des raisons et les mettre en ordre ; c’est une nécessité qui force les esprits paresseux à un travail salutaire. Ce qu’il y a d’un peu romanesque dans le sujet qu’ils ont à traiter est pour eux une excitation de plus. On s’imagine aujourd’hui qu’il sera plus facile à un jeune écolier d’exprimer ses sentimens véritables que d’entrer dans ceux des personnages d’autrefois : c’est une grande erreur. La vie ordinaire le frappe très médiocrement ; il jouit en ingrat et presque sans s’en apercevoir des biens qu’elle lui prodigue. C’est en sortant un peu de lui qu’il se connaît mieux. L’effort qu’il lui faut faire pour parler au nom d’un autre éveille et ouvre son esprit, et il lui

  1. C’est ce que Sénèque le père exprimait avec beaucoup de bonheur, quand il disait à son fils : Eloquentiæ tantum studeas : facilis ab hac ad omnes artes discusus ; instruit etiam quos non sibi exercet.