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Je n’ose braver le ridicule d’émettre une opinion sur une opération stratégique quelconque, principalement quand elle se rapporte à des faits aussi éloignés et dont il est si difficile d’apprécier toutes les circonstances ; mais je ne puis m’empêcher de penser que l’idée émise par le maréchal de Broglie ne manquait pas de hardiesse et que, si elle eût été aussi vigoureusement exécutée qu’elle était audacieusement conçue, le succès, et même un succès éclatant, aurait pu la couronner. Il était certain, en effet, que sur le terrain ingrat et épuisé de la Bavière, avec des troupes démoralisées, fussent-elles accrues par quelques renforts, on ne pouvait se promettre de sérieux, encore moins de brillans avantages. Ces renforts d’ailleurs, on ne pouvait les emprunter qu’à l’armée du maréchal de Noailles, et c’était atténuer d’autant les forces dont devait disposer ce général au moment de l’action décisive qui ne devait pas tarder à être engagée avec l’armée anglaise. Ne valait-il pas mieux évacuer la Bavière d’un seul coup, sans regarder en arrière et sans perdre en combats stériles un homme ni un canon, pour marcher droit comme à un rendez-vous au champ de bataille où l’Angleterre attendrait la France ? Toutes les forces françaises réunies pouvaient se promettre une victoire à peu près certaine, dont Broglie et Noailles, se tenant par la main, auraient partagé l’honneur, et qui aurait rendu à la fortune et au renom de la France leur prestige perdu. On serait à temps ensuite soit de se retourner en vainqueur contre Marie-Thérèse, soit de lui dicter les conditions de la paix. Après tout, l’important n’était pas un pouce de terre de plus ou de moins gardé en Allemagne, c’était de se mettre de nouveau en mesure d’y faire la loi et d’y parler en maître. Il faut ajouter qu’en ouvrant à ses soldats abattus cette perspective nouvelle qui les rapprochait de leur patrie, Broglie pouvait se flatter de ranimer leur ardeur et en quelque sorte de leur rafraîchir le sang. Et quand on songe qu’il avait auprès de lui, dans son intimité, le seul grand homme de guerre qui ait servi la France pendant cette première moitié du XVIIIe siècle, il est difficile de ne pas supposer que ce projet d’une audace heureuse lui avait été soufflé à l’oreille par son inspirateur habituel. On croit, en effet, y reconnaître la main et le génie du comte de Saxe[1].

Seulement il ne fallait pas se dissimuler que si l’opération

  1. Dans une lettre de Maurice de Saxe a son père le roi Auguste, écrite le 13 juin, on voit que, s’il n’avait pas suggéré le plan du maréchal, au moins il le connaissait et n’y avait pas fait d’opposition. « Je crois, dit-il, que nous pourrions bien recevoir l’ordre de nous rapprocher de M. de Noailles et d’évacuer la Bavière. Notre cavalerie est complète et nos bataillons sont à trois cents. Les Français désirent plus que les ennemis être hors de ce pays. Je me lasse enfin de voir des cadavres épars et privés de sépulture. » (Maurice, comte de Saxe, par M. de Vitzthum. Leipzig, 1867, p. 471.)