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des voisinages compromettans[1]. Instrument dans la lutte des partis, elle sera peut-être, appelée à rendre des services électoraux, mais elle cessera d’être un appui solide pour les forces vives de la société. En matière civile, en matière commerciale, elle n’aura plus, dans les petits tribunaux, cette impartialité solide qui faisait l’honneur de la robe et la sécurité des conventions. Déjà un mal inconnu se glisse depuis quelques mois dans les affaires : les recommandations, les lettres de députés, les sollicitations d’agens influens commencent à jouer un rôle dans les calculs des plaideurs ; on suppute les chances, on pèse les influences. Le barreau assiste à ces intrigues dont les premiers pas encore mal assurés l’effraient.

Les avocats sont en France les juges des juges. Ce sont eux qui font les réputations, qui mesurent à leur juste valeur la capacité des magistrats. Les barreaux ont de tout temps appartenu à l’opposition libérale. Ils n’ont été d’accord avec le gouvernement en ce siècle que deux fois : pendant la plus grande partie du règne de Louis-Philippe et pendant la première période de la république actuelle. Sous tous les autres régimes, le barreau n’a cessé d’appartenir à l’opposition de gauche. Les fautes du gouvernement actuel (et c’est un symptôme grave ! ) l’ont pour la première fois, en 1880, fait passer à droite. Le revirement s’est produit à la fois, dans presque tous les barreaux, sous le coup de l’exécution violente des décrets.

Les avocats, appuyés sur les privilèges de leur ordre demeureront contre l’intrigue les gardiens vigilans de la justice. L’ordre des avocats est déjà suspect aux jalousies démocratiques : elles, feront sans doute un effort contre lui. Elles ne lui pardonneront pas que les magistrats, à peine descendus de leurs sièges, aient été dans la plupart des villes élus comme membres du conseil ou acclamés en qualité de bâtonniers. À l’heure où nous parlons, un grand nombre de présidens sont devenus les chefs de l’ordre. En beaucoup de villes, le jour de la rentrée, les avocats ont été en corps visiter l’ancien premier président, et il n’est sorte d’hommage que les barreaux ne se soient plu à rendre à l’ancienne justice. Cette disposition des avocats est un fait d’une importance exceptionnelle ». Il pourra développer le nombre des arbitrages, signe assuré de la défiance envers les tribunaux, C’est d’ailleurs le symptôme de

  1. M. Devic, député d’Espalion, vient d’être nommé président du tribunal d’Espalion, par décret du 23 février 1884. Ce fait, qui a soulevé de nombreuses protestations, est l’application du système d’élections indirectes. Rien n’est plus funeste, soit que l’on considère la bonne administration de la justice dans un arrondissement où, en 1881, après une lutte des plus vives, le nouveau président n’a pas réuni la moitié des voix de ses justiciables (7,179 sur 16,765), soit que l’on songe aux facilités que peuvent fournir aux ministres en quête d’une majorité des promesses de nomination réalisables au cours d’une législature.