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peut supporter la foule, la récompense d’une vie consacrée à un labeur régulier et obscur. Troublés depuis 1879 par les bruits du dehors, ils avaient distingué les clameurs de l’émeute légale, mais n’avaient-ils pas entendu bien d’autres menaces ? Peu à peu les cris se sont rapprochés ; le péril est devenu imminent et le jour est arrivé où, comme l’a écrit un des journalistes amis de la chancellerie, on les a arrachés « du prétoire pour les jeter dans la rue. »

Nous avons énuméré les prétextes, nous avons vu les procédés dont on s’est servi. Il est temps d’examiner de plus près ce que sont les hommes qu’on a chassés de la sorte. Et d’abord, les dix premiers présidens ! Aucun d’eux n’était directement atteint par la loi. Dix mouvemens ont été faits avec soin en vue de priver dix cours de leurs chefs. A-t-on l’excuse d’avoir frappé des magistrats improvisés, fruits secs de la politique, qu’un ministère inspiré par l’esprit de parti aurait eu l’imprudence de placer à la tête d’une cour ? Le plus jeune a vingt-un ans de service ; les autres trente-six ans. Le premier président de Riom est depuis quarante ans magistrat. Celui de Bastia porte la robe depuis 1840. Celui de Dijon a quitté volontairement la cour de cassation dont il était une des lumières, pour aller siéger dans la grande chambre du parlement de Bourgogne, où il a trouvé une autorité, une considération dignes du privilège de la cour suprême, qui l’eût sauvé de la destitution. A Bordeaux, comme à Douai, à Angers comme à Bourges, le premier président était le centre et le chef d’une tribu judiciaire, partageant son temps entre la famille et l’audience, vivant hors du monde pour la justice. En les remplaçant, on a atteint les compagnies tout entières. Si on voulait frapper au cœur, on a visé juste. Telle était la douleur des conseillers qu’en certaines cours, le second décret qui les a décimés six jours plus tard a causé moins de stupeur que l’Officiel du 6 septembre. Et cependant deux cent sept présidens et conseillers étaient éliminés du même coup ! Quelle que soit l’énormité de ce chiffre qui faisait peser sur le personnel des cours la plus grande partie des éliminations, il ne donne qu’une faible idée de ce qui s’est passé dans la réalité : à Chambéry, dix conseillers ; autant à, Orléans ; à Paris, où aucun magistrat n’était atteint par les réductions, dix conseillers, deux vice-présidens, huit juges ; en province, cent dix-sept présidens de tribunaux ; en quelques villes, on reconnaît la main des députés : à Valence, sur dix membres du tribunal, neuf sont frappés. Dans certaines cours, la statistique est frappante : quelques chiffres donneront idée de la désorganisation générale : à Angers, depuis quatre ans, le premier président, nommé par M. Dufaure, était demeuré étranger à la politique. Entouré d’une légitime autorité, il était l’objet des attaques les plus directes. La cour, sentant qu’il était menacé, s’est serrée tout entière autour de