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chancellerie. Les sénateurs et les députes qui avaient voté la loi, les ministres qui l’avaient soutenue, comptaient un certain nombre de créatures qu’il fallait faire entrer dans la carrière judiciaire. Comment les y introduire, puisque le sénat avait pris ses précautions contre l’intrusion d’éléments étrangers en décidant que les magistrats seuls prendraient part aux mouvemens ? On s’avisa que certains sièges avaient été supprimés de fait depuis longtemps et qu’on pourrait y faire des nominations fictives, sauf à les annuler par la suite. Qui songerait à critiquer ce tour de passe-passe ? Au milieu d’interminables décrets ne glisserait-il pas inaperçu ? Le temps pressait ; il fallait se hâter. Encore quelques heures et les trente jours accordés par les lois constitutionnelles pour la promulgation allaient expirée. Les démissions toujours espérées n’arrivaient pas. On se décida à nommer aux sièges supprimés. Un exemple fera comprendre tout l’art de la combinaison.

Supposons que quelque avoué, ayant rendu des services à un personnage politique, eût l’ambition de devenir président à Lorient ou à Quimperlé. La nomination d’emblée semble excessive. On cherche un poste de juge, on a peine à trouver une vacance. Enfin, le 27 août, l’officier ministériel est nommé « juge à Coutances, en remplacement de M. Leloup, décédé. » En apparence, rien de plus légitime. Mais que penser, si, après quelques recherches, l’on apprend successivement que M. Leloup est décédé le 17 juillet 1878, que M. Dufaure ne l’a pas remplacé à dessein, afin de réduite le personnel, que le traitement de ce siège, demeuré vacant depuis plus de cinq ans, a disparu au budget, qu’il n’y a plus de fonds affectés au paiement, que la chancellerie le sait si bien qu’elle n’a pas essayé de faire installer le juge nommé, que ce magistrat fictif n’a pas même eu la pensée de se rendre à Coutances et que les habitans de Lorient ont été les seuls à croire, le 26 septembre 1883, que, pour présider leur tribunal, il leur arrivait un jurisconsulte de Basse-Normandie ?

Le moyen parut bon : à Bayeux, à Guéret, à Lisieux, dans plusieurs autres villes, on a retrouvé les anciennes suppressions fort sagement opérées par extinction (c’était le mode honnête de réforme judiciaire) et on s’en est servi sans scrupules pour déposer, durant quelques semaines, les gens en appétit de places. Il n’y avait pas une heure à perdre ; si on avait attendu la promulgation de la loi, les sièges supprimés de fait depuis quelques années eussent été supprimés en droit. La réforme se fût accomplie ipso facto, sans bruit, et d’elle-même. Mais les auteurs de la loi pensaient qu’une mesure de ce genre n’est pas vraiment exécutée quand personne n’en profite.

On avait donc tiré bon parti des délais qu’accorde la loi