Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/304

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
II

Malgré l’audace dont un ministre de la justice de notre temps avait prétendu retrouver lai tradition en s’asseyant sur le fauteuil de Danton, aucun garde des sceaux n’osa proposer au parlement une loi en trois articles qui lui permît d’exclure des tribunaux les magistrats dont la présence le gênait. Il fallait colorer cette mesure, la déguiser habilement et lui donner à tout prix l’apparence du bien public.

Assurément il était malaisé d’amener les esprits sages à ce sacrifice. L’inamovibilité n’est certes pas un dogme, elle n’est pas un principe supérieur et absolu. C’est le meilleur moyen qui ait été jusqu’ici découvert de garantir les justiciables contre la pression du pouvoir. Mais elle n’a cette vertu que si le juge, qu’il s’agit d’affranchir de tout souci lorsqu’il rend la justice, peut l’opposer au gouvernement qui le sollicite ou le menace. Or, depuis 1870, l’inamovibilité avait été à l’abri de toute attaque. La seule atteinte que le gouvernement de Bordeaux lui avait portée avait provoqué une réaction qui ne laissait aucun doute sur le respect public. Ni les projets déposés, ni le langage des orateurs de la gauche ne permettaient d’entrevoir un plan de réinvestiture judiciaire. En 1879, lorsque M. Grévy entrait à l’Elysée, on n’avait encore réclamé que l’épuration des parquets et nul. n’avait osé s’attaquer aux juges. Aussi l’émotion fut-elle vive quand, le 22 mars 1879, MM. Floquet, Clemenceau et Madier de Montjau déposèrent au nom de l’extrême gauche une proposition tendant à accorder au gouvernement le droit de conférer dans les trois mois aux magistrats une nouvelle investiture. Le coup porté, les auteurs du projet n’eurent garde de presser la discussion : ils se servirent habilement de la presse pour habituer le public à ces idées, jusque-là si nouvelles, de violences légales. Pendant plusieurs mois, les journaux menèrent une campagne d’attaque contre les magistrats. Tout leur fut permis. Le gouvernement demeura impassible ; les ministres répétaient, il est vrai, que l’inamovibilité n’avait rien à craindre ; mais on se souvient qu’à la même époque ils promettaient que l’amnistie ne serait que partielle. Les deux engagemens étaient d’égale valeur et ils eurent un sort semblable. Après neuf mois de critiques acerbes, de diffamations et de calomnies, la discussion s’ouvrit.

Ce qui avait semblé une témérité en mars 1879 parut tout naturel en janvier 1880. La chambre vit éclore de toutes parts les