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campagne des décrets rendus contre les congrégations, en troublant les consciences, altérait les notions du droit et changeait le rôle du ministère public. « La plume est serve, mais la parole est libre, » disaient fièrement nos anciens magistrats. Que devient la liberté de la parole si les gens des parquets sont appelés à diriger des expéditions dans lesquelles les exécutions manu militari précèdent les arrêts et souvent les contredisent ? Il y avait une grande question de droit à faire juger sur toute l’étendue de la France. On a préféré la soustraire à la justice, et, pour donner une apparence de sanction à des ordres administratifs et politiques qui en étaient dépourvus, on a mis en mouvement les magistrats amovibles. Étrange et fatale interversion des rôles qui a jeté le désarroi dans les esprits et qui a chassé en une seule année des rangs des parquets le tiers des magistrats qui les composaient.

En résumé, la campagne de quatre années avait réussi. Tout avait été fait pour creuser en certaines cours un abîme entre les deux magistratures : l’une, armée en guerre, prêté à abuser de sa force, la menace à la bouche, faisant grand bruit de son influence et invoquant sans cesse le garde des sceaux, se servant en certaines cours de toutes les circonstances solennelles ou privées pour infliger des avanies ou donner des leçons aux magistrats inamovibles ; l’autre, opposant à ces excitations la force d’inertie, les plus anciens faisant effort pour conserver le calme et, ce qui était plus difficile, pour apaiser les colères des plus jeunes.

Au milieu de ces épreuves, bien plus que dans les temps prospères, la magistrature se montrait vraiment digne de son passé. « Et dans quelle situation, ainsi que le faisait remarquer M. Jules Simon au sénat, quand, depuis trois ans, tous les jours, elle est injuriée dans les journaux, dans les chambres ! quand elle est tous les jours menacée ! quand elle est sur le point d’être décimée ! Dans cette incertitude, ayant perdu la sécurité de sa situation, ayant perdu cet ensemble d’honneurs qui lui étaient jusqu’ici rendus spontanément par toutes les consciences, attaquée, menacée, sur le point de périr, elle restait impassible. »

A qui était due cette véritable anarchie ? Seul, le gouvernement en était responsable. Il avait créé à son image la moitié du personnel. Il pouvait d’un mot, par des instructions sages, apaiser les ardeurs de ses procureurs-généraux. Il préféra poursuivre son œuvre, et, sous prétexte de rétablir l’harmonie qu’il s’était lui-même appliqué à détruire, il imagina une loi qui livrerait à l’arbitraire ceux qui étaient défendus jusque-là par l’inamovibilité.