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donc traverser une crise redoutable. Pendant quinze mois, le garde des sceaux avait résisté aux efforts combinés des sénateurs et des députés ; s’étant borné à faire remonter sur leurs sièges les magistrats du parquet que l’esprit de parti en avait fait descendre, il s’était refusé à introduire la politique dans la magistrature. A ses yeux, la première vertu du magistrat était l’indépendance, la seconde était la science du jurisconsulte. Le moment allait venir où, comme en 1852, le dévoûment et les services politiques seraient les seuls titres.

M. Dufaure avait institué un concours dont les heureux effets avaient, pendant trois ans, fourni aux parquets les esprits les plus vigoureux et les plus brillans. Telle était l’impatience des ambitieux, écartés par ce triage si favorable au talent, que le concours fut supprimé dès l’année 1879. On ne voulait plus s’astreindre à une règle, on se souciait peu du mérite. On fit entrer dans les tribunaux tous ceux que l’austère justice d’un garde des sceaux étranger aux habiletés politiques avait fait attendre.

Dès le mois de février 1879, les révocations commencèrent. Quinze procureurs-généraux ouvrirent la marche ; en quelques mois, un grand nombre d’avocats-généraux et leurs substituts furent destitués. Quatre cents procureurs de la république et substituts les suivirent. Les nominations judiciaires n’étaient plus inspirées que par une seule pensée : faire entrer dans les parquets le plus grand nombre d’hommes se disant dévoués à la république. A cet intérêt supérieur tout fut subordonné. On avait révoqué presque tous les magistrats nommés par M. Dufaure : ce n’était pas assez au gré de ses successeurs. Ils destituèrent des substituts nommés depuis 1879 par M. Le Royer ou par M. Humbert. Un exemple le fera sentir : il y a un ressort où l’on compte vingt-sept procureurs de la république et substituts. De février 1879 à juillet 1883, les révocations ou les démissions forcées se sont élevées à trente-sept ; c’est presque un personnel et demi qu’a consommé en quatre ans l’esprit de parti[1].

La magistrature des parquets était composée jusqu’alors d’hommes instruits, indépendans, aspirant à vivre avec honneur dans le milieu modeste où le plus souvent leur père avait acquis la considération, en attendant qu’avec les années écoulées ils pussent s’asseoir, comme par une sorte d’héritage, sur les sièges de la cour. La

  1. Pour savoir exactement quel a été le renouvellement du personnel judiciaire du 9 février 1879 au 31 décembre 1882, nous avons fait un pointage qui donne pour les cours : magistrats inamovibles, 237 remplacés ou déplacés sur 739. Parquets, 198 sur 263. — Pour les tribunaux : magistrats inamovibles, 745 sur 1,742. Parquets, 1,565 sur 1,886. Juges de paix, 2,536 sur 2,941.