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gémissent de leur mauvaise fortune, en figurant pour la forme dans les sessions inutiles des conseils, d’arrondissement. En réalité, ces politiques, doués de plus d’activité que de bon sens, forment les cadres de l’armée du suffrage universel, ils en sont les sous-officiers, aspirant comme ceux-ci à monter en grade et comptant bien réussir à emporter un galon, non par un acte de bravoure, mais par quelque coup d’intrigue. On parlait à un député considérable, à l’un des chefs d’un des groupes de la chambre, de la politique qu’il suivait, en l’assurant que l’opinion publique n’en était pas satisfaite. « Qu’est-ce, s’écria-t-il, à vos yeux, que l’opinion publique ? Je l’ignore. Pour moi, je connais un ou deux hommes par village, actifs, peu aimés de leurs voisins, mais redoutés de tous, en lutte avec le curé, dominant le conseil. C’est pour eux que je gouverne. » Ce mot cynique et vrai peint la politique jacobine, il nous révèle le ressort secret qui met tout en mouvement sous nos yeux et qui fausse le régime parlementaire ; Si nous avons un gouvernement agité dans un pays tranquille, des députés avides d’incidens, préférant les discussions bruyantes aux plus utiles réformes, n’en cherchez pas ailleurs la cause. Les ministres obéissent aux députés, qui obéissent eux-mêmes aux « politiciens » de canton, abaissant leurs votes au niveau de ces influences subalternes mises en mouvement par les passions locales les plus étroites.

Dans cette marée montante de la médiocrité, que deviennent les fonctions modestes exercées avec indépendance en dehors de l’action politique ? Il est facile de le deviner. Depuis le simple agent des postes ou dépositaire des contributions indirectes jusqu’au président du tribunal, il n’est pas un emploi, pas une fonction que l’électeur influent n’estime la récompense légitime de ses services. Chacun se croit propre à tout. Les prétentions n’ont pas de limites, et comme les magistrats tiennent le haut du pavé dans les petites villes, que la durée de leurs fonctions, la considération qui les entoure, les ont placés fort au-dessus des agens de l’administration, il n’est pas « d’homme de loi, » comme on disait jadis, qui n’ait convoité, comme prix de la reconnaissance du député envers son électeur, une robe de magistrat pour son fils, s’il ne pouvait l’obtenir pour lui-même.

Par suite de ces appétits surexcités, ce n’est plus la même classe sociale qui a recherché les fonctions judiciaires, et ce changement s’est fait, non par un progrès lent et par une concurrence heureuse qui eussent été les résultats naturels du travail, de l’épargne et de l’instruction, mais par une brusque secousse qui a ouvert la porte aux ambitieux sans moyens et aux intrigans sans capacité.

Au lendemain de la chute de M. Dufaure, la magistrature allait