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« Les maladies augmentent tous les jours ; on ne peut pas soigner les malades comme ils devraient l’être, faute d’établissemens, d’hôpitaux : la gelée qui a redoublé depuis quelques jours nous empêche de retirer aucunes subsistances par les rivières ; cela est bien triste, et l’on ne peut savoir quand cela finira. » — « Ce n’est pas ma faute, écrivait-il à la même date à l’empereur qui s’impatientait, si on m’a remis des armées énervées et manquant de tout : je ne sais pas crier misère et mon caractère a toujours été de trouver des remèdes aux difficultés qui se sont présentées sur mon chemin, mais il n’y a que Dieu qui puisse faire l’impossible. » Et le conseiller intime du maréchal, celui qu’il appelait son bras droit, et qui n’était pas d’un tempérament facile à décourager, le comte de Saxe, écrivait aussi sur un ton de mélancolie tout pareil : « Je suis ici (au confluent de l’Isar et du Danube), en vedette avec onze bataillons, dont je ne puis, en vérité, mettre sous les armes que 1,500 hommes ; le reste est à l’hôpital. Cela n’est pas récréatif[1]. »

Mais l’état matériel, quelque triste qu’il fût, n’était rien auprès de l’état moral. Le sentiment que j’ai dépeint, le dégoût et l’horreur pour l’Allemagne et les Allemands, était général, croissant, et répandu dans tous les rangs. C’était une armée entière atteinte de nostalgie à un degré aigu et fiévreux. Personne ne se gênait pour exprimer tout haut ce mécontentement, d’autant plus qu’on ne craignait pas par là de déplaire aux gens en crédit à Versailles, encore moins au général en chef. Celui-ci, en effet, on le savait, s’était prononcé, dès le commencement de la guerre, contre les expéditions lointaines et ne pouvait s’abstenir de constater en toute occasion, pour dégager sa responsabilité, que les événemens ne faisaient que justifier ses prévisions. Il se serait tu, d’ailleurs, que dans son état-major et dans son entourage de famille le plus intime on n’eût point observé la même discrétion. La maréchale, entre autres, qui restait toujours à poste fixe à Strasbourg, à l’affût des nouvelles, et pour être plus à portée d’accourir auprès de son mari et de ses enfans à la moindre alerte, ne pouvait cacher son désir impatient de voir rappeler en France les objets de sa tendresse conjugale et maternelle. C’est ce que lui reprochait sur son ton de causticité habituelle l’abbé, son beau-frère, qui voyait les choses avec plus de sang-froid. Cet habile homme calculait que si l’armée de Bavière rentrait en France pour être fondue dans celle du Rhin, le maréchal n’ayant que peu de chance d’être appelé au commandement des troupes réunies, cette jonction pourrait être le signal de sa retraite ; mais il

  1. Le maréchal de Broglie au comte d’Argenson, 28 janvier 1743. (Ministère de la guerre.) — C. Rousset, le Maréchal de Noailles, introduction, p. XI. — Le maréchal de Broglie à Charles VII, 27 décembre 1742. (Bibliothèque nationale. Fonds de nouvelles acquisitions.)