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dère comme le mandataire privilégié du peuple français dans la campagne qu’il a entreprise. Le suffrage universel, c’est bientôt dit, on le fait parler comme on veut pour se donner le droit de commettre toutes les violences. Quand on y regarde d’un peu plus près, au contraire, il, se trouve que depuis le jour où ce mouvement de la laïcité a commencé, non par la volonté spontanée du pays, mais sous la pression des partis, une sorte de scission s’est déclarée dans la population française. À côté des écoles « laïques, » que l’état a fondées, auxquelles il a prodigué les millions, des écoles libres indépendantes se font formées, et elles reçoivent un nombre toujours croissant d’enfans des deux sexes. À Paris même, dans les quartiers les plus populeux, les écoles libres ont plus d’élèves qu’avant la « laïcisation. » En province, dans la plupart des villes, au nord et au midi, à Cambrai, à Roanne, à Lodève, à Blois, la progression est la même. À Lyon, le nombre des élèves est monté de 4,800 à 6,000. Au premier abord, ce mouvement, qui s’est accompli au milieu des obstacles et qui est certainement significatif, qui est lui aussi une expression ou un indice des tendances d’une partie du suffrage universel, ce mouvement de résistance ou de protestation aurait dû être un avertissement. Pas du tout, on s’est remis plus que jamais à poursuivre la guerre aux influences religieuses, et si quelqu’un a le malheur de trouver que l’état sort de sa sphère et de son droit en introduisant l’esprit de secte dans l’enseignement public, en faisant de l’instruction primaire un instrument de règne, M. Paul Bert répond lestement : « De quoi vous plaignez-vous ? vous vous dites opprimés ? C’est une oppression féconde ! » Le mot, on en conviendra, est heureux. Il aurait pu être avantageusement employé par tous les régimes qui depuis un siècle, depuis l’inauguration de la vie publique en France, ont voulu tour à tour disposer du pays, plier l’opinion à leurs vues particulières. Lorsque les oppositions anciennes s’élevaient contre les abus de domination, les tyrannies administratives et les lois de réaction, les gouvernemens n’avaient qu’à leur dire : « De quoi vous plaignez-vous ? C’est une oppression féconde ! » Lorsque le dernier empire étendait son réseau de compression et d’arbitraire sur la France, organisait le silence, se chargeait d’administrer, d’avoir une opinion, même quelquefois de voter pour tout le monde, il aurait pu, lui aussi, dire : Ne vous plaignez pas, vous vous en trouverez bien, « c’est une oppression féconde ! »

Le mot justifie tout, et il prouve du moins que nous faisons de singuliers progrès dans notre éducation publique. Nous nous formons à l’art de « l’oppression féconde ! » Autrefois, les libéraux sérieux n’auraient peut-être pas parlé ainsi. Ils n’auraient pas voulu désarmer l’état de ses prérogatives nécessaires, mais ils ne lui auraient pas reconnu le droit de se servir de la puissance publique, de tous les