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de Corneille ou du drame de Shakspeare, qui tiennent autant de la nature de l’épopée que de celle du drame, sont faites avant tout, comme les comédies de Molière, pour être représentées. Volontairement ou involontairement, on l’oublie trop quand on en parle ; et c’est là l’origine de tout ce que l’on croit, pouvoir lui adresser de critiques. Tandis que Shakspeare ou Corneille découpent la légende et l’histoire en morceaux, sans se préoccuper assez de son appropriation, aux conditions essentielles, de la scène et de l’art dramatique, — le Roi Lear, dans l’œuvre de Shakspeare, et Horace ou même Cinna, dans celle de Corneille, en sont de remarquables exemples, — c’est de cette appropriation, au contraire, que Racine et Molière s’inquiètent avant tout dans le choix des sujets, dans le choix des moyens, et dans le choix des mots. Faute d’y pouvoir trouver un dénoûment convenable, on raconte que Racine abandonna cette Iphigénie en Tauride dont on retrouva dans ses papiers le premier acte en prose ; en semblable occurrence, et si le sujet lui eût convenu d’ailleurs, il ne paraît pas probable que Corneille eût hésité seulement. C’est cette préoccupation toujours active des convenances de la scène et des lois intimes du drame qui a refréné, contenu, borné, dans la forme comme dans le fond, les audaces de Racine. Vous lui reprochez de n’avoir pas fait figurer le peuple dans sa tragédie monarchique ? C’est que le peuple n’y avait que faire, n’y pouvant être représenté que par un troupeau de figurans dont les faces vulgaires, les attitudes gauches, la démarche ridicule ont pour premier effet de détruire l’illusion dramatique. Vous lui reprochez d’avoir mis systématiquement en récits ce que Shakspeare eût mis en action ? C’est qu’à mettre en action le meurtre de Pyrrhus ou la strangulation de Bajazet, il eût inutilement allongé ou prolongé un drame qui devait courir. Vous lui reprochez d’avoir moins osé que Tacite, et, dans Britannicus, de ne vous avoir pas montré la mère de Néron provoquant son fils à l’inceste ? C’est qu’il y a des spectacles comme des mots que les hommes assemblés ne supportent pas. Quand on veut faire des pièces qui soient jouables, il en faut prendre les moyens ; et ces règles ou ces lois, dont on se moque tant, ne sont rien autre chose que la formule de ces moyens. La tragédie n’existe qu’autant qu’elle se distingue de la comédie, de même que la peinture n’existe qu’autant qu’elle diffère de la sculpture. Si les moyens d’un art pouvaient être employés par un autre, il n’y aurait plus qu’un art. Le théâtre n’aurait pas de raison d’être s’il faisait la fonction du roman ou de l’histoire ; mais, du moment qu’il existe, il a sa raison d’être ; et cela veut dire qu’on ne peut pas exiger de l’auteur dramatique ce que l’on réclame à bon droit de l’historien ou du romancier. Racine a merveilleusement connu les exigences propres de l’art dramatique, et ce ne sont pas Andromaque ou Phèdre, qui sont, comme on