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dienne ; et leur personnage enfin est si conforme à lui-même, en toute circonstance et dans toute rencontre, que l’on pourrait le définir une fois pour toutes, sur l’affiche, comme dans les poèmes homériques et comme dans les chansons de geste, par une épithète inséparable d’eux : Horace aux pieds agiles ou don Diègue à la barbe fleurie. Des héros tout d’une pièce, immobiles et raides dans leurs grandes armures, artificieusement mis aux prises avec des événemens extraordinaires, et y déployant des vertus presque surnaturelles, selon le cas, ou des vices non moins monstrueux : telle est la tragédie de Corneille. C’est beau, admirable, sublime, ce n’est ni humain, ni vivant, ni réel. On peut aussi dire au passage que c’est extrêmement romantique, et en revanche pas du tout classique. Si Corneille n’eût été retenu par les préjugés de son temps, qui voulaient, avec raison, que la tragédie s’appuyât toujours à l’histoire, — comme fait la sculpture au modèle vivant, — ce grand inventeur était homme à imaginer des fables dramatiques aussi dénuées de bon sens que celle de Ruy-Blas et celle d’Hernani.

L’originalité de Racine, ce fut de comprendre que cet idéal cornélien était celui d’un autre âge, qu’à des mœurs nouvelles il fallait un art nouveau, et que le premier pas vers cet art consisterait en une représentation plus fidèle de la vie. Nous l’avons déjà fait remarquer : sauf une ou deux, sauf Athalie peut-être et sauf Iphigénie, toutes les tragédies de Racine recouvrent en quelque façon des événemens familiers de l’existence journalière. Tous les jours, sous toutes les latitudes, quelque Titus abandonne quelque Bérénice, et quelque Roxane assassine ou fait assassiner quelque Bajazet. On rencontre autant d’Hermiones que l’on rencontre peu de Chimènes. Et, s’il en faut croire enfin les annales du crime, ni les Xipharès épris d’une Monime, non plus que les Phèdres éprises d’un Hippolyte, ne seraient aussi rares de par le monde que le souhaiteraient la morale et la loi. L’histoire, traitée pour elle-même dans la tragédie de Corneille, ne sert ici vraiment plus qu’à costumer, en quelque sorte, les personnages et, en les éloignant dans les profondeurs de la perspective, les rendre poétiques sans qu’ils cessent d’être vrais et vivans. Aussi n’est-ce pas assez, comme on l’a fait quelquefois, comme l’a fait M. Taine, comme le fait encore M. Deschanel, que d’inviter ceux qui veulent de bonne foi comprendre Racine, à commencer par se faire une âme du xviie siècle, et mettre les noms de Guiche ou de Condé là où le poète a mis ceux d’Hippolyte et d’Achille. Ou plutôt c’est faire tort à Racine de la moitié de son génie. En le lisant ou le voyant jouer, ce n’est pas seulement l’Orient, la Grèce, ou Rome qu’il faut que l’on oublie d’abord, mais c’est Versailles, surtout et avant tout, quoi que l’on puisse dire. L’imitation fidèle des mœurs et du ton de la cour, ce qu’il peut y avoir du langage d’un habitué de Marly dans les discours d’Achille ou de