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Peu de grands écrivains ont eu plus d’ennemis que Racine. Aujourd’hui même encore, après deux siècles bientôt écoulés, je sais de nos contemporains qui n’en ont pas autant. Cela prouve qu’il vit toujours : Campistron n’a pas d’ennemis ; M. Vacquerie n’en a déjà plus ; M. de Bornier n’en a jamais eu. Veuillent les dieux ménager à ceux que nous admirons de longues, de persistantes, d’implacables inimitiés littéraires ! M. Deschanel n’est assurément pas des ennemis de Racine ; il est même de ses admirateurs, pour ne pas dire de ses dévots ; et cependant n’a-t-il pas traité Racine, une ou deux fois, avec une sévérité toute voisine de l’injustice ? « Son esprit, plaisant et vif, était surtout un esprit de raillerie. On avait fait un recueil de plus de trois cents épigrammes qui lui étaient attribuées. Celui qu’on a pris l’habitude de nommer le tendre Racine méritait peut-être ce nom dans les momens de passion, mais semble assez sec en d’autres rencontres. » J’aurais voulu qu’en nous parlant à son tour de ces « trois cents épigrammes attribuées à Racine, » M. Deschanel eût pris soin de spécifier qu’il n’y en a seulement pas cinquante qui soient authentiques, et que, de ces cinquante, il n’y en a pas six qui ne soient dirigées contre les Boyer, les Coras, les Pradon, les Fontenelle et autres gens de bien dont la cabale ne se lassait pas de railler, harceler, persécuter Racine. Cesse-t-on d’être « tendre » parce que l’on se défend ? et manque-t-on de « sensibilité » si l’on répond à des injures par une mordante plaisanterie ? En un autre endroit, M. Deschanel dit encore, et c’est à l’occasion du sacrifice d’Iphigénie : « Au temps de Louis XIV et de Bossuet, les parens n’égorgeaient plus leurs filles sur un autel, ils les mettaient seulement au couvent. Racine lui-même ne s’en faisait pas faute : de cinq filles qu’il eut, une seule se maria, les quatre autres entrèrent en religion. Le père, allant pleurer à chaque prise de voile, se croyait quitte envers sa sensibilité. » Dans une nouvelle édition de son livre, M. Deschanel effacera sans doute ce trait. Car, en premier lieu, des cinq filles de Racine deux seulement prirent le voile du vivant de leur père, et, en second lieu, Racine ne s’épargna pas pour les détourner de leur résolution. Il ne put rien sur l’une d’elles, pas même la décider à retarder sa profession, mais il réussit si bien avec l’autre que c’est précisément elle, Marie-Catherine Racine, qui sortit de chez les carmélites pour épouser, au mois de janvier 1699, M. Collin de Morambert. On nous permettra d’ajouter qu’au xviie siècle, dans une famille janséniste, ce n’était peut-être pas toujours « sacrifier » sa fille que de la laisser entrer en religion, et qu’ainsi Racine y aurait pu laisser entrer toutes les siennes sans que l’on fût en droit d’en rien conclure contre sa sensibilité. Quelque étrange que cela nous puisse paraître aujourd’hui, c’est si l’on avait forcé Mme de Chantai à se remarier, ou Mme de Miramion à demeurer dans le monde qu’on les eût vraiment « sacrifiées. »