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Insensiblement même, cet accord dans la manière de juger le caractère de l’homme auquel ils avaient affaire amenait entre les deux diplomates, malgré l’inimitié de leurs cours, une sorte d’entente presque affectueuse qui s’exprimait même, parfois, par des épanchemens mutuels. Se rencontrant chaque matin à la porte du cabinet royal, ou le soir dans les salons de la reine ou des princesses, ils prenaient plaisir à se raconter l’un à l’autre les tours d’adresse par lesquels Frédéric essayait de les tromper, et en confrontant les confidences qu’on leur avait faites à l’oreille, à percer à jour le double jeu dont on les croyait dupes. C’est le plaisir que se donna Hyndford en particulier, au lendemain des scènes de violences que j’ai racontées, et il en rend compte à sa cour dans un récit piquant dont les dépêches correspondantes de Valori viennent de leur côté confirmer l’exactitude.

On a vu, en effet, de quel ton de sublime indifférence Frédéric s’était exprimé sur le sort qu’il réservait à l’armée française, si l’Angleterre consentait à entrer dans ses vues pour satisfaire l’empereur ; on a pu juger également avec quel soin charitable il cherchait à dériver, sur le territoire français, l’orage qui menaçait les provinces allemandes : « Faites la paix, avait-il dit, et les Français s’en iront comme ils pourront. » Et encore : « Si vous attaquez la France en Flandre ou en Lorraine, libre à vous, je n’ai rien à y voir. » Naturellement (et Hyndford devait s’en douter), ce n’était pas de même sorte qu’il parlait au ministre de France. Au contraire, tant que la paix, qui devait être son œuvre, n’était pas conclue, tant que l’Angleterre restait menaçante, il lui convenait que les troupes françaises demeurassent de pied ferme en Bavière pour tenir au moins en échec une partie des forces autrichiennes. Aussi n’était-il pas de jour où il n’engageât Valori à presser le cabinet français d’envoyer des renforts à son armée d’Allemagne et des instructions vigoureuses au maréchal de Broglie. Reproches amers sur la mollesse des soldats, plaisanteries piquantes sur l’incapacité des généraux, indication au besoin de mesures stratégiques à prendre dans une prochaine campagne, il mettait tout en œuvre pour piquer d’honneur l’ambassadeur et stimuler par lui l’ardeur défaillante de son gouvernement. « Mais agissez donc, disait-il sans cesse, messieurs les Français ; vous ne faites rien, vos généraux ont vraiment une nouvelle manière de faire la guerre. » Il allait même, au besoin, jusqu’à reprocher l’excès de modération de la France dans ses rapports avec les princes allemands. « Je les connais, disait-il, ils n’agissent que par la crainte. Que ne vous emparez-vous tout de suite, par exemple, de Trêves et de Mayence ! je crierais comme les autres, mais au fond je m’en moquerais et j’en serais bien aise. » Que serait-il arrivé si, après avoir suivi ces conseils aventureux, la France s’était trouvée le