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concerte sans se parler. D’après le degré de chaleur du regard ou du sourire, d’après le degré d’intimité que révèlent le signe des doigts ou le mouvement de la tête, on juge de ce qu’on peut espérer et oser. Puisse l’Espagne se dégoûter des stériles aventures et cette fontaine célèbre, qui aurait bien des conspirations à raconter, ne plus être témoin que de complots amoureux !

La vieillesse des épicuriens romanesques est toujours triste. L’esprit baisse, les sens s’émoussent, les passions s’épuisent, les plaisirs s’en vont, l’utopie reste, elle tourne à l’aigre et au morose. Adieu les taureaux ! adieu les danseuses ! La lassitude est venue ; on se persuade qu’autrefois les danseuses étaient plus légères, que les taureaux étaient mieux encornés. Estebanez s’irritait contre la politique du jour, qui répondait si peu à ses rêves. Il avait beau frapper la terre du pied, il n’en voyait sortir ni Ximenès, ni les héros de Lépante. Il s’était donné dans son beau temps le surnom de Solitaire. Il se sentait toujours plus seul ; c’est une morne solitude qu’une utopie à laquelle personne ne veut croire. Après la mort de sa femme, il découvrit qu’il s’entendait bien mal à tenir une maison et qu’il était pauvre, et sa pauvreté l’effraya. Il lui vint tout à coup l’envie de s’enrichir ; il était bien tard pour cela. En 1865, il retourna pour la dernière fois à Malaga ; il y composa son dernier sonnet : « Enfant, je dormis près de cette source ; adolescent, j’y rêvai des îles, des Alhambras orientales, et je m’y crus un petit roi. Plus tard, je connus dans ma folie les plaisirs et les troubles célestes de l’amour, plus tard encore, la soif ardente de l’or et des grandeurs. Me voici revenu, vieux pèlerin ; je retrouve l’endroit que j’aimais, le ruisseau, la grotte ombreuse, cette pierre rude au toucher où s’assied ma fatigue. Tout ce qui est ici se repose comme dans mon enfance, il n’y manque que moi. »

Cependant, jusque dans ses derniers jours, il eut de fugitifs retours de gaîté ; il se retrouvait par instans. Recevant une des dernières visites de son vieil ami Gayangos, il lui dit avec un demi-sourire : « Tu te dépêches trop, ce n’est pas encore le moment de venir t’approprier les plus précieux de mes livres. » Il dit aussi à son voisin, le général Fernandez de San Romano : « Tu jetteras sur moi quelques feuilles de mauves odorantes quand mon cercueil passera sous ton balcon. » Le 5 février 1867, après avoir accompli ses devoirs religieux, comme la mort se faisait attendre, il demanda qu’on lui lût quelques pages de Don Quichotte, et il expira en les écoutant. S’endormir pour toujours aux sons de cette musique divine, c’est une belle façon de s’en aller, une mort bien douce et bien espagnole.


G. VALBERT,