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coureurs d’aventures sont les Sancho Pança. Nous en connaissons plus d’un dans la péninsule ; ils y ont causé plus d’une révolution.

Les Sancho ont cette gaîté abondante et facile qui résiste à toutes les déconvenues, ils ont le secret de ce bonheur économique qui est propre à la Péninsule et se compose de soleil, d’oisiveté, de babil, de rares et courtes bombances, de plaisirs cueillis à la hâte, de beaucoup de paroles inutiles, de beaucoup d’espérances et de quelques airs de mandoline. Les temps deviennent-ils durs, ils supportent toutes les privations, ils étonnent par leur facilité à s’accommoder de leur sort, ils ont l’art de vivre dans des conditions où la vie nous serait insupportable. Comme Sancho, l’homme à la cape bleue a prouvé plus d’une fois qu’il pouvait tout endurer. Il le prouva surtout lorsqu’il fut nommé, en 1834, auditeur général de l’armée du Nord, qui tenait la campagne contre les carlistes. Dans cette affreuse guerre d’embuscades et de surprises, où la victoire était sans merci, où, de part et d’autre, l’on fusillait ses prisonniers, il conserva sa gaîté jusqu’au bout. Pendant les nuits qu’il passait au bivouac, ses bons mots, ses chansons, ses contes gras faisaient couler les heures comme des minutes. Hâtons-nous d’ajouter qu’il avait une grande supériorité sur Sancho. Celui-ci craignait naturellement les coups qui font mal, Estebanez ne les craignait pas et les cherchait quelquefois.

Sancho servit fidèlement le héros de la Manche ; il partageait avec lui, sans se plaindre, la mauvaise comme la bonne fortune, mais il ne se piquait pas de désintéressement. S’il prenait son parti des privations, s’il consentait à oublier les coups de bâton qui avaient meurtri ses épaules et la fatale couverture où des muletiers l’avaient berné, il entendait toucher quelque jour la récompense de ses peines, car il ne doutait pas qu’ici-bas la vertu ne fût toujours récompensée. Il avait conclu un marché avec la destinée et avec la folie de son maître, et comme à sa manière il avait autant d’imagination que lui, cette folie lui semblait par intervalles pleine de raison. Elle lui avait promis une île, et il croyait à son île.

Estebanez rêva, lui aussi, d’avoir la sienne. Le 12 décembre 1837, il fut envoyé à Séville comme chef politique par le ministère modéré qui venait de remplacer un cabinet progressiste. Il partit avec joie pour cette merveilleuse cité, qu’il avait surnommée « la reine du Guadalquivir, l’œil noir de la terre où viennent au monde les bons garçons, les bien plantés, les jolis chanteurs, les joueurs de guitare, les grands artistes en joyeux devis, les dresseurs de chevaux, les tueurs de taureaux, les hommes au bras de fer et à la main subtile. » Son biographe nous paraît avoir jugé son administration avec beaucoup d’indulgence. Il entrait en charge dans de graves conjonctures. La guerre carliste se prolongeait, don Carlos avait poussé une reconnaissance jusqu’aux portes de Madrid ; des mouvemens