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pour les péchés de la chair, adonné aux plaisirs de la table comme à la gourmandise des yeux et aux amours faciles, passionné de frairies, de galas, de combats de taureaux, de musique, de danse et de danseuses, cet homme robuste, frais et corpulent, de figure agréable, sympathique, sut pratiquer comme personne l’art de jouir de soi-même et de la vie. S’il est vrai qu’il y ait deux espèces d’Espagnols, les Maures et les Goths, Estebanez était un Maure, et beaucoup de gens croiront qu’il avait choisi la bonne part. Mais son biographe, quoique Andalous de Malaga comme lui, a toujours pensé que la perfection est dans l’entre-deux, dans un juste équilibre. M. Canovas est un sage ; Estebanez appartenait à la grande famille des impondérés.

De plus, il était poète, un de ces poètes qui prennent la peine d’écrire leurs vers, et il faut lui en savoir gré, car cette espèce est rare à Malaga. Si fière qu’elle soit de ses vignes, de ses figuiers, de ses caroubiers toujours verts, des lauriers-roses qui bordent ses ruisseaux poudreux, de ses plages enchantées, de son atmosphère si pure qu’à de certains jours, les Africains d’Europe croient voir blanchir à l’horizon les rivages de l’Afrique des Africains, cette terre divine a produit peu de poètes pour célébrer ses grâces, et M. Canovas en donne une raison qui nous semble bonne. C’est le pays des gaspilleurs d’esprit, qui à chaque heure dépensent follement leur génie en raisonnemens subtils, en saillies bouffonnes ou en propos galans, ahora discreteando, ahora galanteando. Cette poésie parlée leur suffit. Au surplus, ces génies sensuels pensent qu’une belle femme vaut mille fois le plus beau des poèmes. A quoi bon la chanter ? Il est plus sage d’employer son temps à la regarder et à l’aimer. Bavards et paresseux, ne leur demandez pas l’effort du recueillement, et il faut se recueillir pour composer le plus méchant sonnet. La mortification des sens et les longs silences de l’âme sont nécessaires à tout enfantement de l’esprit, mais une âme andalouse ne sait pas plus se taire qu’une âme d’oiseau chanteur. A Malaga, on coquette avec la muse, on ne lui fait pas d’enfans.

Estebanez aimait le plaisir avec fureur, il aimait aussi le travail, du moins par intervalles. Il lui fallut beaucoup de vertu pour devenir un maître écrivain au milieu des dissipations de sa jeunesse. Malheureusement ses vers furent peu goûtés de ceux qu’il appelait avec dédain « les hommes d’argent de la promenade de l’Alameda, » race très prosaïque, qui n’avait pas d’autre littérature que les lettres de change. Il ne connut les joies de l’amour-propre qu’à Madrid, où il s’établit vers l’âge de trente ans. Il ne laissa pas de regretter toujours Malaga, ses fêtes populaires, ses quartiers riches et ses faubourgs qu’il avait battus dans tous les sens, où il avait découvert bien des merveilles, car beautés de salons ou de rues, tout lui était bon. Il regrettait aussi son humble héritage, son jardin, ses peupliers blancs, ses saules et ses amandiers, le mûrier où il avait grimpé si souvent et le jus de ses