de cette ironie des choses humaines qui fait dire avec Calderon que la vie est un songe. M. Canovas a eu plusieurs raisons d’écrire ce charmant livre. C’était d’abord un tribut de reconnaissance qu’il payait à un de ses parens, « la seule personne de ce monde, nous dit-il, à qui j’aie été redevable d’un peu d’aide et de protection, car tout le reste je l’ai obtenu ou conquis par moi-même. » Il se faisait aussi un devoir de remettre en lumière un écrivain d’un talent exquis, fort admiré de Mérimée, mais qui n’a jamais été très populaire dans son pays et qu’il considère comme ayant été victime d’une injustice de l’opinion. Puissent toutes les victimes des préjugés ou de l’indifférence publique trouver un jour ou l’autre un pareil avocat !
Né d’une famille de petit avoir, mais qui se flattait d’être de fort bon lieu, Estebanez était un Andalous de Malaga. Nous nous souvenons qu’un jour, à Madrid, M. Canovas nous parla de la ressemblance de certains Andalous avec le Grec des temps héroïques : « Pleins de ressources et d’industrie, aventureux, hâbleurs, jetant le gant à la destinée, nous disait-il, au nord comme au sud de la Sierra Nevada, les Ulysse abondent. » On y trouve aussi beaucoup d’hommes qui s’attachent à la fortune d’Ulysse, qui s’associent volontiers aux hasards de ses entreprises. Il ne faut pas confondre le caudillage, cette institution tout espagnole, avec le condottiérisme italien. Le condottiere payait en espèces ses mercenaires ; le caudillo achète les siens avec des promesses et du vent. Si légère que soit cette monnaie, on <en remplit ses caisses et on ne troquerait pas facilement son trésor contre de l’argent comptant. L’Andalousie est pleine de ces millionnaires de l’espérance, qui bâtissent en idée comme Crassus et tiennent table comme Lucullus. Mais ils ne prêchent pas comme Caton ; cette terre bénie produit peu d’hypocrites, les cœurs y sont transparens.
S’il y a du Grec dans l’Andalous, il tient aussi du Maure, dont le sang coule encore dans ses reines. Il a hérité de lui l’ardeur dévorante de l’imagination, les passions de feu, la fureur du désir unie aux délicieuses nonchalances, le goût de faire de sa vie une fête continuelle, sans avoir d’autre peine que celle de varier ses plaisirs. Une femme d’esprit nous disait qu’après avoir trouvé un remède à la rage, M. Pasteur mériterait bien de l’humanité en inventant une vaccine contre l’ennui. L’Andalous qui tient du Maure naît tout vacciné ; il ne s’ennuie jamais, il ne connaît pas la satiété, les mélancolies de la lassitude ; c’est un éternel recommenceur. Tel fut don Serafîn Estebanez, que la nature avait doué de bonne grâce, de belle humeur, d’un esprit étincelant et d’une âme toujours épanouie. Ardent à entreprendre, trop paresseux peur mener à bonne fin un travail de longue haleine, chaud dans ses affections, excessif dans ses haines, sensuel avec délices et avec candeur, bon catholique, mais dévot à gros grain, inexorable à l’hérésie, qui est le péché de l’esprit, plein d’indulgence