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l’Angleterre, a toujours été opposé à ces néfastes aventures dans l’Afghanistan ; pourtant les armées de la reine y ont pénétré, trois fois depuis quarante ans, et, en 1879, tandis que les Russes étaient entraînés à la poursuite des Tekkés dans la steppe tourkmène, le major Cavagnari condensait à Kandahar sa malheureuse expédition. Malgré ces cruelles expériences, il est infiniment probable que les Anglais y retourneront et que sous les verrons, avant la fin du siècle, à Hérat.

Ce jour-là, les Russes seront depuis longtemps à Saraks, les deux empires se trouveront en présence ; il faudra établir non plus cette ligne médiane d’influence, que les deux cabinets cherchent vainement à tracer depuis quinze ans, mais une ligne de frontières réelles. Du contact entre les deux nattions, il peut sortir un accord qui fera avancer de cent ans les destinées de l’Asie, ou un choc qui les fera reculer d’autant. L’accord, tel que beaucoup de bons esprits le rêvent en Angleterre et en Russie, c’est la ligne indienne de Quetta reliée à la ligne transcaspienne l’ouverture de la plus grande voie commerciale du vieux continent, le trajet en onze jours de Paris à Chirkapour. Nos voisins n’aiment guère les routes nouvelles qui viennent troubler leur négoce ; mais à notre époque, ils doivent le savoir, la volonté d’un ingénieur finit toujours par prévaloir sur celle des cabinets les plus tenaces ; qu’ils se souviennent du canal de Suez et des profits qu’ils en tirent, après vingt ans de lutte contre leurs propres intérêts ! — Le conflit des deux puissances, à l’heure prochaine et inévitable de leur rencontre devant Hérat, ce serait, quoi qu’il arrive, un désastre navrant pour la civilisation ; dans l’hypothèse d’une victoire russe, l’écroulement de cet empire indien, l’un des plus admirables monumens du génie européen, le plus grand exemple d’ascendant moral que le monde ait vu depuis les Romains ; dans l’hypothèse d’une victoire anglaise, le retour de la barbarie sur les talons des Russes dans l’Asie centrale, les hordes pillardes poussant de nouveau des troupeaux d’esclaves sur les marchés du Turkestan, les pyramides de crânes s’élevant derechef sur les ruines des villes. Ceux qui auront ainsi arrêté la marche de l’histoire encourront une lourde responsabilité devant elle.

Quoi qu’il en soit de cet avenir inquiétant, nous pensons avoir prouvé que l’annexion de Merv ne le rapproche pas sensiblement. Dès lors, la jalousie qui taquinerait la Russie sur cette acquisition serait assez mesquine. A défaut d’autre voisine civilisée, l’Asie centrale est naturellement dévolue à cette puissance. Autant les mouvemens des Russes en Europe sont faits pour alarmer les intérêts, autant leurs progrès en Asie sont légitimes, puisqu’ils ne lèsent que la barbarie. Aussi bien une haine très clairvoyante, — elle existe peut-être quelque part, — devrait pousser les avant-gardes kosakes à l’orient, bien loin de les