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dans les pays d’Asie. Le général Komarof ne nous dira pas les pratiques qui lui ont si bien succédé, mais il n’est pas défendu de les deviner. Dans ces dernières années, des épizooties répétées avaient presque anéanti les troupeaux des Merviens ; plus que jamais ils étaient réduits à vivre de pillage ; la chancellerie militaire se sera souvenue de l’excellent axiome : « diviser pour régner, » elle aura groupé dans une ligue commune tous les ennemis, c’est-à-dire tous les voisins des Tekkés, les peuplades tourkmènes des Sariks, des Salors, étagées sur les pentes septentrionales de l’Afghanistan ; elle aura réprimé, de son côté, les incursions et resserré le cordon sanitaire autour des nomades, qui ne peuvent exister qu’en se répandant au dehors ; en outre, quelques attentions bien placées auront semé la division entre les tribus ; déjà, l’été dernier, plusieurs d’entre elles avaient envoyé des députés au couronnement, à Moscou ; le reste, menacé de périr de misère, n’a eu d’autre ressource que de se rendre à merci. Ce ne sont là, nous le répétons, que des conjectures, fondées sur l’expérience du passé ; peu importent d’ailleurs les moyens, aujourd’hui que le résultat est acquis, Merv annexée.

Voyons maintenant quelles seront les conséquences de cette annexion pour la Russie, d’abord à l’intérieur, autant que ce mot peut s’appliquer à son empire transcaspien, ensuite à l’extérieur, dans ses rapports avec l’Inde anglaise. A l’intérieur, le bénéfice est considérable. La puissance matérielle et le prestige moral du tsar, que les Tekkés tenaient seuls en échec, sont désormais affermis sur toute l’Asie centrale ; les possessions et les états vassaux de la Russie sont reliés, sans solution de continuité, d’Orenbourg à Krasnovodsk, sur tout le parcours de la vaste courbe que nous avons décrite. Les transports de troupes et de marchandises, jusqu’ici acheminés d’Orenbourg, durant des mois et par une route difficile, sur Tachkend, Boukhara, Khiva, emprunteront dorénavant la route du sud, infiniment plus courte et plus facile, par la Caspienne et le chemin de fer qui va se continuer dans les oasis. De même pour le commerce d’exportation que le Turkestan renvoie à la métropole. Prenons un exemple. Le coton est la principale production de l’Asie centrale ; l’exportation de ce textile s’élève actuellement à 3 millions de ponds[1]. Aujourd’hui, le pond de coton, transporté des champs de Khiva ou de Boukhara à Orenbourg, franchit une distance de 14 à 1,500 kilomètres, fait quarante à quarante-cinq jours de route et paie de 6 à 7 francs. De ces mêmes champs au chemin de fer de Kizil-Arvat, par la voie de Merv, la distance est de 500 kilomètres, la durée du trajet de quinze à dix-huit jours, le prix de transport tombera entre 2 et 3 francs. On devine le développement économique

  1. 1 pond = 40 livres.