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— Il y a trente ans, tons ces territoires appartenaient nominalement aux khans de Khiva ; en 1855, les Khiviens durent se replier sur l’Amou-Daria, après une défaite que leur infligèrent les tribus tourkmènes du sud ; ces tribus, groupées sous le nom générique de Tekkés, erraient depuis lors, libres et seules, dans les oasis qui confiaient à la Perse et à l’Afghanistan.

Par leurs établissemens sur les côtes orientales de la Caspienne, les Russes étaient depuis 1869 en contact avec le pays tourkmène ; dans les derniers temps, ils l’avaient pris à revers par leurs possessions du Turkestan. Nous n’avons pas à rappeler ici comment, en moins de trente ans, la Russie a soumis un territoire de 1,100,000 kilomètres carrés, plus de deux fois la superficie de la France. Dans leur marche continue de Perovsky à Tachkend, de Tachkend à Kokan les armées du tsar ont assujetti toute la vallée du Sir-Daria, jusqu’aux frontières de la Chine et du Kachgar ; arrêtées par les murailles de la Haute-Tartarie et de Pamir, elles se sont rabattues vers le sud-ouest, en suivant la courbe des montagnes, sur Samarkand et Boukhara et ont rejoint ainsi la rive droite du haut Oxus. Elles n’avaient plus, ce semble, qu’à achever leur randonnée en regagnant, par Merv et l’Atrek, le sud de la Caspienne, la mer qui forme la corde de l’immense arc de cercle dont elles avaient parcouru les deux tiers. Mais il fallait compter avec le malheureux triangle que nous avons décrit, coupant et menaçant les conquêtes nouvelles, défendu par ses déserts et par le courage de ses populations nomades. On l’entama d’abord par le nord, par le khanat de Khiva. Depuis Pierre le Grand, les tentatives répétées des Russes contre ce khanat s’étaient terminées par de cruels désastres. En 1873 le général Kaufmann organisa sa fameuse expédition ; au prix de fatigues telles que le soldat en a rarement connu, après une marche de deux mois tour à tour dans les neiges et les sables brillans, Khiva fut prise sans coup férir. La Russie était maîtresse de tout le cours de l’Oxus.

Restait la bande du Sud, ce territoire des Tekkés qui empêchait seul le grand empire de se relier à ses possession du Turkestan méridional et d’occuper toute la frontière septentrionale de la Perse, chose désirable à tous égards pour le cabinet de Saint-Pétersbourg. Quand même l’esprit de conquête n’eût pas parlé, le voisinage de ces hordes pillardes était incompatible avec la sécurité des établissemens russes sur la Caspienne : Krasnovodsk, le principal de ces établissemens, voyait sans cesse les Tekkès sous ses murailles et demeurait à la merci d’un coup de main heureux. Le général Lomakine, gouverneur de cette ville, usait ses Kosaks à repousser des razzias qui se répétaient avec un caractère toujours plus audacieux dans les dernières années. Nous serons tout de suite compris en disant que les Tekkés étaient les Khroumirs d’une Algérie russe, mais ceux-ci des Khroumirs