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plus cher après notre liberté ! Puissions-nous tous nous souvenir qu’elle ne peut plus être maintenue que par le respect des droits des états et par une égale répartition entre eux des avantages et des charges de l’Union ! »

Les deux programmes se trouvaient ainsi mis en présence, et les hostilités étaient publiquement dénoncées.

Le Sud héritait cependant encore devant les résolutions décisives, et le 22 novembre 1830, la demande de convocation d’une convention adressée à la législature de la Caroline du Sud ne put réunir la majorité des deux tiers exige par une proposition de ce genre. Mais Calhoun était l’âme de la résistance : il la préparait et l’organisait avec une infatigable ardeur. Cette cause des « droits des états » et du maintien d’une société fondée sur l’esclavage devait être celle de toute sa vie ; elle absorbait toutes ses pensées, et il avait mis à son service toutes les forces de son intelligence et de sa volonté. C’est de cette époque que date la transformation étrange que subit cette puissante nature et qui lui a fait une place à part dans l’histoire de son temps et de son pays.

Miss Martineau, qui l’a connu quelques années plus tard, a tracé de lui un portrait saisissant[1]. Elle a décrit l’aspect sombre et sévère de cette figure ascétique, ce front pâle que surmontait une noire et épaisse chevelure, cette bouche dont le sourire n’adoucissait jamais l’expression austère, ce regard tantôt froid et pénétrant comme l’acier, tantôt illuminé d’un éclat fébrile. Elle l’a vu à Charleston, « semblable à un chef de clan de retour parmi les siens » entouré de ces populations qui l’avaient investi d’une sorte de dictature morale Elle l’a entendu au sénat répondre à un discours de Benton qui l’avait accusé d’ambition et qui lui avait reproché d’aspirer à la présidence. « J’ai tout sacrifié, s’écria-t-il, pour mon brave et magnanime petit état de la Caroline du Sud. » Et tandis qu’il parlait ainsi, sa voix avait une puissance et un accent inaccoutumés, ses yeux lançaient des éclairs, les paroles s’échappaient de ses lèvres, haletantes et entrecoupées. « C’était, dit le témoin que nous citons, toute une révélation. » Son aspect n’était pas moins frappant dans la vie ordinaire. Concentré dans son unique pensée, indiffèrent et comme étranger à ce qui se passait autour de lui, incapable de subir l’influence d’une autre intelligence, il ne prenait la parole que pour exposer d’un ton dogmatique qui repoussait toute contradiction ses théories politiques et sociales. « Son esprit, dit miss Martineau, a depuis longtemps perdu la faculté de communiquer avec autrui…. Je n’ai jamais vu personne vivre dans un isolement intellectuel aussi absolu. Il n’est plus

  1. Western Travel, p. 148.