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Un gouvernement qui entreprend de satisfaire ces honteuses convoitises ne fait qu’en surexciter l’insatiable ardeur. Jackson, n’était d’ailleurs pas de ceux qui suivent d’un pas timide la voie dans laquelle ils se sont engagés. En inaugurant le « système des dépouilles, » il entendait en faire, dès le début, la plus large application. Ce qu’il voulait, c’était une épuration complète du personnel administratif, c’était ce que, dans le langage grossier, mais expressif de la politique américaine, on nomme un balayage à fond (clean sweep). Dans le premier mois qui suivit son avènement, il prononça plus de révocations que n’en avaient prononcé ses prédécesseurs depuis la fondation de la république, à la fin de la première année de sa présidence, le nombre de ces révocations s’élevait à 2,000, chiffre d’autant plus énorme que le nombre des emplois dépendant du gouvernement fédéral, était alors fort restreint. Sur 8,000 maîtres de poste, 891 furent destitués : c’étaient à peu près tous ceux dont l’emploi avait quelque valeur.

Les souffrances individuelles qu’entraînent avec elles de telles mesures sont assurément considérables. Mais ce, qui est plus grave, c’est l’atteinte qu’elles portent aux mœurs publiques, c’est l’influence qu’elles exercent sur le tempérament et sur l’avenir politique d’une nation. Sous ce rapport, les conséquences du système inauguré par, Jackson ont été incalculables. Il a accompli une véritable révolution et la pire de toutes.

Avant lui, le gouvernement avait à son service l’élite du pays : à dater de sa présidence, les fonctions publiques, abandonnées par les hommes honnêtes et capables auxquels elles n’offrent ni sécurité, ni indépendance, sont devenues le partage exclusif d’une classe d’hommes sans moralité et sans lumières, qui font de la politique un métier et de l’industrie électorale un moyen de parvenir. Cet état de choses a produit les résultats qu’on en pouvait attendre : un déplorable abaissement du niveau intellectuel et moral du personnel administratif, une corruption contre laquelle tous les efforts, ont été impuissans[1], l’absence de responsabilité réelle des fonctionnaires à l’égard du gouvernement qu’ils servent, et, par une conséquence logique, leur dépendance absolue, à l’égard des politiciens locaux, dont ils sont les créatures. Le choix même du pouvoir exécutif est à peine libre : les sénateurs, les représentans, les membres des comités exercent la plus large part du patronage administratif, dictent les nominations et protègent les agens incapables ou tarés qu’ils ont imposés contre les justes sévérités de leurs chefs

  1. On lit dans un rapport d’un comité du congrès publié en 1868 : « Les voleurs, infestent chaque département, il n’y a pas de branche du service où on ne les trouve, et l’exemple est si contagieux que l’honnêteté devient l’exception. »