relevait encore un des traits caractéristiques du talent de Cousin, celui d’entraîner et d’intéresser les autres à tout ce qui l’intéressait lui-même. « C’est la doctrine et l’honneur de certains esprits, disait Sainte-Beuve, c’est la magie de certains talens illustres de ne pouvoir toucher à une question qu’elle ne s’anime un instant d’un intérêt nouveau, qu’elle ne s’enflamme et n’éclate aux yeux de tous. » En signalant ce don de Cousin, Sainte-Beuve faisait allusion à l’espèce de concurrence, et même de concurrence passagèrement victorieuse, que Cousin lui avait faite à lui-même sur un terrain que Sainte-Beuve, il faut le reconnaître, avait choisi le premier et dont il croyait s’être assuré l’absolue propriété. C’était Port-Royal, alors si ignoré et si oublié que Royer-Collard, causant de ce sujet avec Sainte-Beuve, lui disait : « Nous causons de Port-Royal ; mais savez-vous bien, monsieur, qu’il n’y a que vous et moi en ce temps-ci pour nous occuper de telles choses ? » En 1840, Sainte-Beuve publia son premier volume, et, il faut le dire pour ceux qui ignorent l’histoire de ce temps, ce volume n’eut aucun succès. Il parut lourd, pénible, entortillé, bourré de théologie austère et aride. L’impression de ce temps-là fut celle d’un échec. Cependant les curieux commençaient à s’y intéresser et à deviner ce qu’il pouvait y avoir de vivant dans cette grande étude, lorsque tout à coup Victor Cousin intervînt avec éclat par son Rapport sur Pascal, par son livre sur Jacqueline, par ses articles sur la philosophie de Pascal et sur Port-Royal. Sainte-Beuve, dans la préface de son troisième volume, fait allusion à cette irruption, qui semblait lui ravir la propriété de son sujet : « Je ne viens pas me plaindre, dit-il, du succès qu’a eu mon sujet ; mais Port-Royal est devenu de mode ; c’est là un fait ; c’est plus même que je n’avais espéré, plus peut-être que je n’aurais désiré. J’y reviens aujourd’hui légèrement mortifié, ne souhaitant plus qu’une chose : l’achever dignement. » Il est donc certain, de l’aveu de Sainte-Beuve, que celui qui a lancé le sujet de Port-Royal, celui qui l’a fait entrer dans le courant public, c’est Victor Cousin. Que Sainte-Beuve en ait été légèrement mortifié, on le comprend ; mais on ne peut dire cependant qu’il y ait eu concurrence déloyale. Sainte-Beuve aurait pu faire lui-même la découverte qu’a faite Cousin ; il n’avait pour cela qu’à aller à la Bibliothèque nationale. Mais cette découverte une fois faite, Cousin pouvait-il s’en priver ? ou encore devait-il s’abstenir de la faire valoir avec feu et éloquence, ce qui était sa nature propre ? ou enfin, parlant de Pascal, pouvait-il ne pas parler de Port-Royal ? Tout cela était inévitable. C’était une rencontre, ce c’était point une usurpation. D’ailleurs, Sainte-Beuve a-t-il eu véritablement sujet de se plaindre de cette concurrence inattendue ? Nous ne le croyons pas ; car Victor Cousin, en popularisant
Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/157
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.