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choses, de ne plus connaître les questions, de négliger les difficultés les plus graves et de tout confondre dans des généralités de plus en plus vagues. L’esprit des affaires est incompatible avec les précisions philosophiques : première raison d’affaiblissement pour la science pure. Absorbé par une autre entreprise que nous avons expliquée en détail et qui était elle-même de la plus haute importance : la création d’un grand enseignement philosophique, Victor Cousin s’était, de plus en plus, éloigné de la science technique. D’un autre côté, la littérature a sans doute ses précisions ; mais elles ne sont pas les mêmes que celles de la philosophie. Les scrupules et les délicatesses de l’écrivain littérateur s’accommodent peu des nécessités techniques de la science. Cousin, relisant ses premières leçons, les trouvait barbares, insupportables, incompréhensibles ; elles le rebutaient, et avec raison, car aujourd’hui encore elles ne nous intéressent qu’à titre de documens et comme moyens de reconstruction d’une philosophie oubliée. Par ces diverses raisons, la philosophie de Cousin, dans sa seconde phase, devait prendre une forme toute populaire. En ce genre, sans doute, cette philosophie a encore une sérieuse valeur ; et le livre du Vrai, du Beau et du Bien sous sa forme dernière, restera dans notre littérature comme le monument le plus noble et le plus élégant de l’idéalisme platonicien mis à la portée du vulgaire. Mais, en même temps, on ne peut nier qu’en donnant cette forme au spiritualisme, on lui donnait en apparence une forme de lieu-commun populaire, de plus en plus contraire à l’esprit nouveau qui éclatait alors. Ce que Cousin n’a pas du tout compris dans le mouvement qu’il vit se former autour de lui et contre lui à la fin de sa vie, c’était le besoin scientifique, le besoin d’appliquer à la philosophie le même esprit de désintéressement abstrait que l’on apporte dans toutes les autres sciences, de chercher la vérité pour elle-même, abstraction faite de son utilité morale ou sociale. En donnant au spiritualisme la forme d’une prédication oratoire, il lui donnait la forme antiscientifique précisément au moment où l’esprit scientifique devenait un besoin plus impérieux ; en cela, il tournait le dos à l’esprit du temps. Ses appels éternels au sens commun étaient ce qui compromettait le plus les doctrines qu’il voulait défendre. L’idée d’une humanité inspirée, qui avait été l’idée de Vico et de Schelling et que lui-même avait exprimée tant de fois avec éloquence, était devenue en s’appauvrissant de plus en plus un appel banal au sens commun vulgaire ; et Cousin retournait à la philosophie de Reid, qu’il avait lui-même autrefois si hautement dédaignée. La liberté de la science, la liberté de l’esprit non-seulement à l’égard des dogmes révélés, mais à l’égard de tout dogmatisme, est un besoin légitime en philosophie et est même le besoin philosophique par excellence. Cette liberté paraissait proscrite