Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/148

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la droite hégélienne revenait de plus en plus au spiritualisme. Non-seulement, ces divisions avaient lieu dans l’école hégélienne ; mais le grand créateur de la philosophie de la nature, Schelling, faisait sur lui-même une révolution analogue, et il revenait, lui aussi, à une sorte de philosophie chrétienne. Je ne compare que les directions, et non le fond des choses : car la dernière philosophie de Schelling est encore pleine de vues profondes et originales, tandis que Cousin a modifié la sienne dans un sens exclusivement populaire, et sans y introduire aucunes vues nouvelles : mais je ne parle que du bien-fondé de la révolution en elle-même. Plus Cousin vieillissait, plus le mouvement matérialiste et athée qu’il avait combattu dans sa jeunesse reparaissait avec puissance et violence. Les idées allemandes, qu’il avait lui-même contribué à introduire, se retournaient contre la pensée spiritualiste, idéaliste, platonicienne, qui avait été et est restée l’âme de sa philosophie. Un des premiers, il avait deviné et dénoncé à ses amis ce qui allait arriver : « Il se prépare, disait-il à M. de Rémusat en 1850, un grand mouvement athée en Europe. » C’est contre ce mouvement athée que, suivant l’une des lois les plus connues de la mécanique des idées, il se rejeta dans la réaction philosophique. Qu’eût fait Hegel s’il avait lui-même assisté à ce mouvement ? Qu’eût-il dit de la métaphysique de Feuerbach, de Schopenhauer et de Buchner ? Qu’eût-il dit de la théologie du docteur Strauss ?

Sans doute, comme nous le dirons, cette philosophie de plus en plus populaire et littéraire ne pouvait guère lutter avec avantage contre l’envahissement d’une philosophie armée de tant de forces nouvelles. Mais c’est là une question de forme plus que de fond. La vraie question, au point de vue philosophique, était de savoir si l’on pouvait s’en tenir à un panthéisme vague qui se dissolvait de toutes parts en Allemagne, si le moment n’était pas venu de rentrer dans la philosophie nationale, de remonter jusqu’à la source de la philosophie française, en un mot, de revenir à la philosophie de Descartes. C’était, dira-t-on, un recul ; mais souvent, en philosophie, le recul est un progrès. N’avons-nous pas aujourd’hui un néo-kantisme ? pourquoi n’y aurait-il pas eu en 1840 un néo-cartésianisme ? La première philosophie de Cousin, inclinant vers le panthéisme, laissait indécise la question des limites du Créateur et de la créature. Absorberait-on Dieu dans l’homme ou l’homme en Dieu ? Le premier n’eût été que l’athéisme ; le second le mysticisme. Or