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haut et demandons-nous d’une part ce qu’il pouvait y avoir de légitime et de fondé dans cette évolution de la philosophie de Victor Cousin et aussi ce qu’elle a eu de factice et même de funeste pour sa gloire et pour sa cause. En principe, le retour du panthéisme au théisme n’avait rien que de légitime en soi, même philosophiquement, même scientifiquement ; et Victor Cousin eût pu facilement justifier sa nouvelle philosophie sans avoir besoin de toutes les petites adresses, de toutes les petites ruses qu’il a employées pour faire croire qu’il avait toujours pensé la même chose. Toutes ces adresses, n’ayant jamais trompé personne, ont porté le plus grand préjudice à la doctrine elle-même. N’eût-il pas mieux fait de dire, par exemple, que lorsqu’il avait exposé sa première philosophie, la question panthéistique n’était pas posée et qu’elle ne l’a été que par cette philosophie même ? En 1828, la question n’existait pas, ou elle était tout autre. Il ne s’agissait pas de savoir si l’on croirait ou non au Dieu personnel, mais si l’idée de Dieu elle-même rentrerait ou non en philosophie. Quel spiritualiste aujourd’hui n’accepterait pas l’alliance du panthéisme contre le matérialisme et le positivisme ? Or, à cette époque, il ne s’agissait pas d’alliance avec le panthéisme ; car on ne savait pas même ce que c’était ; les limites et les distinctions n’étaient pas posées et ne l’ont été que plus tard par la controverse elle-même. L’idée de Dieu avait été écartée de la science par le matérialisme et l’idéologie du XVIIIe siècle. Le plus pressé était de l’y faire rentrer : il n’y avait pas à chicaner sur les conditions. La conception panthéistique pouvait même tout d’abord séduire par l’avantage de réconcilier et d’embrasser à la fois le spiritualisme et le matérialisme, la philosophie du XVIIIe siècle et celle du XVIIe.

Mais il faut le dire, en 1840, ces espérances avaient été en grande partie déçues. Le panthéisme en France, avec le saint-simonisme, était retourné au matérialisme, et une révolution analogue avait eu lieu en Allemagne. Tant que Hegel avait vécu, son grand esprit avait maintenu l’équilibre entre les deux élémens dont se compose toute philosophie panthéiste ; mais, lui mort, ces deux élémens s’étaient violemment séparés. La gauche hégélienne avait été de plus en plus entraînée dans la voie du naturalisme. On sait que, dans la philosophie de Hegel, l’Idée ou principe suprême passait par trois momens : l’Idée en soi (Logique) ; l’Idée hors de soi (Philosophie de la nature) ; et l’Idée en soi et pour soi (Philosophie de l’Esprit). Or la gauche hégélienne supprimait la première phase, à savoir la logique. Elle faisait pour la philosophie de Hegel ce que Straton, de Lampsaque, avait fait pour la philosophie d’Aristote : elle absorbait la métaphysique dans la physique[1]. Par réaction,

  1. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 27 : « De même, dans l’école péripatéticienne, la métaphysique se rapprocha peu à peu de la physique, quoique par une lente dégradation. Peu à peu, l’idée d’un principe suprême consistant tout entier dans la pensée s’éloigne et s’amoindrit, laissant le monde naturel subsister et se soutenir de plus en plus par lui-même. En même temps, l’idée de la nature gagna peu à peu en force et en profondeur, et la physique s’enrichit insensiblement de la substance de la métaphysique. »