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Parmi les aveugles libres et pauvres, on en cite deux qui, par suite de circonstances exceptionnellement favorables de famille leur permettant d’avoir un débouché certain, parviennent à pourvoir à leurs besoins en gagnant 2 fr. 50 ou 3 francs par jour. Le fait est tellement rare que, dans le monde des aveugles, on connaît et on cite ces deux personnes privilégiées : l’une est Mlle Blanche B.., d’Elbeuf ; l’autre est Mlle Marie M…, habitant au Perray, en Seine-et-Oise.

On a fait ce que l’on a pu pour munir la femme aveugle d’un outil qui lui permît de vivre, ou du moins de subsister, à l’aide de son métier ; on n’a pas réussi. L’infirmité est trop pesante ; elle paralyse les énergies les mieux forgées. Il est un métier qui semble spécialement fait pour les aveugles, qui s’apprend avec rapidité et n’exige qu’une somme d’attention modérée, c’est celui de fabricant de filets pour la pêche et pour la chasse ; l’outillage est peu coûteux : un moule, une navette, une pelote de fil. Métier commode, métier propret ; beaucoup d’aveugles le pratiquent, et, parmi eux, il y a des maîtres. Or les mille mailles sont payées 0 fr. 08 ; une journée de travail, sans reprendre haleine, peut produire 0 fr. 80 ; c’est le maximum. Si réservée que soit une femme dans sa nourriture, dans ses vêtemens, dans son logis, — je ne parle pas du chauffage, — il lui est impossible de vivre avec cette somme dérisoire. On s’est ingénié à enseigner aux aveugles des métiers qui exigent une grande adresse et une habileté consommée ; quelque perfectionné que soit le tact, il ne remplace jamais la vue ; c’est ce que n’ont point reconnu bien des gens qui ont peut-être cherché à se faire valoir par les aveugles plutôt qu’à leur mettre un gagne-pain aux doigts. On a voulu leur apprendre à tourner, et on y est parvenu ; mais quelle lenteur dans la manœuvre du tour ! quel tâtonnement perpétuel ! quelles irrégularités ! On a obtenu ainsi plutôt des objets de curiosité que des objets usuels, d’un débit assuré, par conséquent fournissant le pain quotidien. On prouvait ainsi qu’un aveugle surveillé, conseillé, « chambré » était capable d’un tour de force propre à étonner les badauds ; mais on ne démontrait pas que l’aveugle pût en retirer une rémunération suffisante. C’est l’aveugle, l’aveugle seul qu’il faut avoir en vue, c’est pour lui qu’il faut travailler, et non pour a la galerie » qui s’extasie, bat des mains, s’en va et n’y pense plus. Le métier que l’on enseigne aux aveugles ne sera jamais assez facile ; le procédé doit en être simple et l’outillage peu compliqué ; à cet égard, le tricot est irréprochable, et autant que je puis parler de choses que j’ignore, j’ai vu dans l’ouvroir de la rue d’Enfer des gilets, des jupes, des fichus, des bottons qui m’ont paru des