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saillans sont adoucis, les tables sont arrondies, et je ne serais pas étonné que certains cadres accrochés aux murailles des couloirs fussent moins des ornemens de piété que des points de repère.

Je n’ai pu réprimer un mouvement de surprise en pénétrant dans le réfectoire de la communauté ; c’est une cave prenant jour par des soupiraux et dont les murs sont à peine recrépis. Des dalles suintant l’humidité revêtent le sol et exhalent une vague odeur de moisissure ; cela est bon pour y gerber des tonneaux, pour y empiler des bûches, mais il est inhumain d’y réunir des femmes, ne fût-ce que pendant les repas et de les exposer à une froide atmosphère que n’attiédissent ni poêle ni cheminée. Dans toutes les « clôtures » que j’ai ouvertes et où j’ai regardé, j’ai vu que les religieuses des œuvres charitables semblaient rivaliser de zèle pour ne se point ménager et j’ai pensé, sans parvenir à faire partager mon opinion, qu’à force de se malmener, sans nécessité, elles s’affaiblissaient au détriment de la mission qu’elles ont recherchée et qui doit ouvrir les horizons qu’elles entrevoient. Le sacrifice de soi-même à la souffrance est suffisant, il est inutile de se faire souffrir, et il faut savoir se conserver intact pour ne point faillir à sa tâche., J’ai dit cela aux Petites-Sœurs des Pauvres, aux Dames de Marie-Auxiliatrice, je l’ai répété aux Sœurs de Saint-Paul ; toutes m’ont répondu : « Nous sommes gaies, bien portantes, vigoureuses ; nous trouvons notre lit excellent et notre réfectoire irréprochable. » J’avoue que je ne me contenterais ni de l’un ni de l’autre.

Entre le réfectoire et le cellier je ne vois guère de différence ; dans l’un, il y a des tables, dans l’autre, des tonneaux de bière brassée à la maison même, qui n’est pas assez riche pour donner du vin à ses filles aveugles, dont la vigne cependant combattrait l’anémie plus victorieusement que le houblon. Il est rare que l’aveugle-né ne soit pas atteint de quelque scrofule ; la pâleur du visage, la mollesse des muscles, la décoloration des gencives l’indiquent ; le sang est « pauvre » chez la plupart de ces malheureuses et il faudrait les refaire à l’aide d’une alimentation très substantielle et assez variée pour éviter les dégoûts d’estomac si fréquens chez les jeunes filles. On le sait bien chez les Sœurs de Saint-Paul et l’on y fait de son mieux ; mais on a beau se refuser à toute dépense qui n’est pas urgente, on a beau laisser la chapelle dans un état de simplicité touchant, on a, comme disent les bonnes gens, grand’peine à joindre les deux bouts. Il est si dur de rejeter aux hasards du pavé une petite infirme qui demande à entrer ; on la reçoit, on lui fait place ; alors il faut se tasser à la classe, au dortoir et aussi à la salle à manger ; car ce qui importe avant tout, c’est de la sauver en lui donnant asile.