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habillaient les enfans de l’ouvroir ; une d’elles les surveillait et leur donnait des leçons de couture. L’acuité de son ouïe était telle, qu’au bruit de l’aiguille glissant dans le linge, elle redressait une erreur et faisait remarquer que « le point » était trop court ou trop long.

Malgré les prières du soir et du matin, malgré les instructions religieuses et l’explication du catéchisme qui ne chômaient pas, l’ouvroir était laïque, exclusivement laïque ; les aveugles et les voyantes pouvaient avoir de la piété, mais rien de plus. Cependant l’idée de se réunir sous la même règle, sous le même costume, sous le même toit, hantait toujours l’esprit d’Anne Bergunion, qui sans doute pensait avec quelque regret aux couvens qu’elle avait traversés. Un jour qu’elle lisait la Vie de Mlle de Lamourous[1], elle arriva au passage où la fondatrice de la Miséricorde dit : « Avec une semaine de travail assuré, trois chambres, un écu de six livres en poche, on peut fonder une communauté, » elle proposa gaîment à ses pensionnaires de tenter l’essai. Elle riait ou feignait de rire, mais la pensée avait pénétré en elle et ne devait plus la quitter. Le projet se formulait peu à peu et prenait corps. Elle se disait : « Quand je ne serai plus de ce monde, que deviendront mes filles aveugles, qui en prendra soin ? qui les aimera ? qui sera leur mère ? » Sa charité ne raisonnait pas, son espérance l’emportait, sa foi repoussait les doutes. Elle voyait la maison telle que son cœur ardent la concevait : d’un côté l’école et l’ouvroir, de l’autre la communauté ; dans l’école, les petites filles ; dans l’ouvroir, les jeunes filles, les adultes, les femmes âgées qui auront vieilli dans l’asile ; à la communauté, les sœurs voyantes, et auprès d’elles les aveugles que la vie religieuse a attirées, qui ont pris l’habit, qui sont des mères à leur tour et qui transmettent leur science de la cécité aux pauvrettes infirmes. Clore dans une demeure faite exprès pour elles celles qu’un mal incurable a forcloses du monde, les recevoir dès la quatrième année et les garder jusqu’à l’heure de la mort ; leur épargner les soucis, les périls de la vie et près d’elles remplacer, autant que possible, la Providence qui les a oubliées dans la distribution des biens naturels, c’était là un rêve dont son âme s’était emparée, qui paraissait presque impossible à réaliser, mais qui la tourmentait jusqu’à l’obsession ; sans cesse elle se répétait la phrase de Mlle de Lamourous : « Six francs, trois chambres, de l’ouvrage pour une semaine ! »

  1. Mlle de Lamourous, née à Barsac le 1er novembre 1754, morte à Bordeaux le 14 septembre 1836, a fondé en 1801, sous le nom d’asile de la Miséricorde, un refuge pour les filles repenties et l’a soutenu en s’adressant à la charité privée. L’œuvre possède aujourd’hui quatre établissemens : Cahors, Pian, Libourne et Bordeaux, où est la maison mère.