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le monde, par créer l’égalité de la misère. Elle se croit réformatrice, elle n’est que chimérique et meurtrière. Il faut choisir entre ces deux politiques qui se manifestent par leurs œuvres.

On peut dire sans doute qu’il n’est pas toujours facile de tracer la limite, de savoir ce que c’est qu’une vraie réforme, un progrès utile et bienfaisant, — où commence ce socialisme, qui n’est qu’une périlleuse utopie, une arme de guerre sociale. Ce n’est point cependant impossible. Il n’y a qu’à regarder franchement, sans parti-pris, ce qui se fait tous les jours autour de nous. On vient de le voir encore une fois au sénat, où les belles discussions financières du commencement du mois ont été suivies, ces jours derniers, d’un brillant et instructif débat sur ce qu’on appelle les syndicats professionnels. Ici justement on peut saisir la distinction entre une réforme qui peut avoir son importance, qui peut être défendue, et ce qui n’est plus qu’une idée socialiste, que le gouvernement a eu un instant la faiblesse de s’approprier. Qu’on réclame pour les ouvriers d’une même industrie le droit de se réunir, de former des syndicats pour se concerter et s’entendre, soit ; c’est encore admissible : ces ouvriers ont la même profession, les mêmes intérêts. Il ne faut pas croire que, même dans ces termes, cette expérience soit sans gravité, qu’elle ne puisse devenir, un jour ou l’autre, une épreuve des plus sérieuses pour nos grandes industries. Elle s’explique du moins jusqu’à un certain point ; mais où était la nécessité d’aller plus loin, d’aggraver encore cette expérience en reconnaissant aux ouvriers de tous les états, de toutes les professions, de toutes les industries, le droit de se confondre dans une même action, de former des syndicats, — un syndicat suprême représentant, en définitive, l’universalité de la population ouvrière française ? Ici évidemment commence la nouveauté redoutable dont M. Bérenger, M. Allou, ont démontré avec une éloquence saisissante les conséquences possibles et les dangers. Quel intérêt peuvent avoir des bijoutiers de Marseille et des mineurs du Nord, des tisseurs de Rouen et des maçons du Limousin à se confondre dans une vaste affiliation ? Manifestement, il ne s’agit plus d’intérêts professionnels à débattre entre ces ouvriers de tous les états, de toutes les régions ; ils n’ont pas la même vie, ils sont dans des conditions différentes de travail et de salaires, ils n’ont presque rien de commun. L’intérêt unique, avoué ou inavoué, est d’un autre ordre ; il est dans cette immense organisation placée sous ce pouvoir supérieur qu’on appelle le syndicat des syndicats, — qui aurait ou prendrait, au besoin, le droit de discuter, de décider au nom de tous les questions d’impôts, les questions de tarifs comme les questions de salaires. Ce serait la confédération ouvrière constituée au sein de la société française. Ne saisit-on pas le danger politique de cette affiliation de millions d’hommes représentée, conduite par une puissance concentrée à côté du gouvernement régulier, du parlement, de tous les pouvoirs publics ? Il y a là