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agréable, et, si tant est qu’on doive rester en un lieu moral depuis neuf heures du soir jusqu’à minuit, faut-il qu’on y respire commodément. Là-dessus M. Aicard était tranquille : l’air est frais et léger sur le sommet de la Jungfrau. La pièce ne proposait que des sentimens honnêtes, purs, angéliques ; si même l’héroïne avait tort pour le drame de rester la même, elle avait raison pour la poésie de rester immaculée ; l’auteur avait tamisé le fin du fin et filtré la quintessence du délicat : les belles, âmes s’en contenteraient.

Admirez ici la malignité de la fortune : voici que ce phare (Ave, maris Stella ! ) était un écueil ! Plus Smilis est innocente, plus Kerguen me déplaît, si bien que, dans cette situation où la pièce demeure stagnante, je ressens un déplorable malaise. J’admets que la jeune fille ignore les « suites du mariage ; » mais l’amiral les connaît. On a beau me rappeler que pour les purs tout est pur, et taxer d’indécence ma pudeur trop instruite, on a beau me faire observer que ce digne homme parle de son amour avec une prudence, une gravité, une élévation exemplaires, je n’en retiens pas moins qu’il a élevé Smilis comme sa fille, en souvenir de sa fille même et pour la remplacer, qu’il l’a prise à deux ans, à peine vêtue de sa petite chemise, montrant sa petite poitrine, agitant ses petits bras et ses petites jambes, — (l’auteur lui-même a donné ces détails), — et qu’un jour l’idée lui est venue de destiner le tout, un peu accru, « à l’honneur de sa couche, » — ainsi parle Sganarelle dans l’École des maris ; — eh bien ! pour moi, le jour où ce désir est né, quoi qu’on me dise, est un vilain jour, et la situation où l’amiral s’est mis dès ce moment pour y rester, la seule où je le connaisse, est vilaine ; l’aspect m’en est fâcheux, et la monotonie m’en rebute.

— Mais, me dira-t-on, vous supportez Arnolphe. — Oui-da ! c’est que je ne sache pas qu’Arnolphe ait élevé Agnès pour en faire sa fille, mais bien pour en faire sa femme. De même, le comte de Ferriol avait acheté la jeune Aïssé pour l’emploi de maîtresse ; il a pu le lui donner : sa conduite n’a rien de beau, mais rien de repoussant non plus. La distinction n’est pas vaine, qu’on ne m’accuse pas de chicane ! Toujours Arnolphe a considéré Agnès comme sa femme et jamais comme son enfant ; il n’est pas de jour où il ait dû se dire : « Hé ! hé ! je m’accommoderais bien de ma fille ! » Est-il besoin, d’ailleurs, d’ajouter qu’Arnolphe est un laid personnage et qu’il n’est sauvé de l’odieux que par le comique ? Il est égoïste et dur, il dispose à son usage d’une personne humaine comme d’une brute ; volontiers on s’écrierait, avec Georgette, qu’il n’est pas de « plus hideux chrétien ; » mais il fait rire ! Il ne pousse pas des « Ha ! » mais des « Hon ! » ni des « Oh ! » mais des « Ouf ! » Il ne meurt pas, mais il dit : « Je crève ! » Plus haïssable, au fond, malgré toutes ses vertus, l’amiral de