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la lance étaient ses plaisirs favoris. En 1559, la paix faite avec la France permit à Philippe II de retourner en Espagne : il avait pour la mémoire de son père un respect sans bornes, et il désirait vivement connaître ce frère naturel, dans les veines duquel coulait le sang de l’empereur. Il commanda à Quixada, dès son retour, de le lui amener près du couvent des Bernardins de San Pedro de la Espina. On devait se rencontrer à la chasse ; avant de partir, le fidèle Quixada révéla enfin à sa femme qui était l’enfant qu’elle avait si tendrement élevé ; il pouvait parler désormais, car le roi lui-même allait bientôt faire connaître qui était don Juan. Au milieu de la chasse, on amena au jeune prince un beau cheval ; Quixada se mit à genoux devant son élève et lui demanda la permission de lui baiser la main : « Vous saurez bientôt du roi pourquoi je fais ainsi. » Don Juan, après un moment d’étonnement, prit la chose gaîment et dit à son gouverneur : « Eh bien ! puisque vous le voulez, vous pouvez aussi me tenir l’étrier. » Rien n’étonne moins les hommes que la bonne fortune. On se dirigea vers un groupe de gentilshommes qui approchait. Quixada mit pied à terre et dit à don Juan d’en faire autant. Ils allèrent au-devant d’un cavalier qui avançait tout seul : un homme pâle, vêtu de noir, avec une barbe blonde tirant sur le roux, grave et de mine sévère, à la lèvre dédaigneuse et forte, à l’œil inquisiteur. « A genoux ! dit Quixada ; baisez la main du roi. » — « Savez-vous, dit Philippe, qui était votre père ? » Le jeune prince était si déconcerté qu’il ne put répondre. Philippe descendit de cheval, et, l’entraînant, lui dit : « Charles-Quint, mon seigneur et mon père, était aussi le vôtre. Vous n’en sauriez avoir eu de plus illustre et je vous reconnais comme mon frère. — Sachez, dit-il, en retournant vers son escorte, que ce jeune homme est le fils naturel de l’empereur et le frère du roi. » Le jeune prince reçut les félicitations de tous ceux qui étaient présens. Philippe, qui n’était pas grand chasseur, repartit tout de suite avec don Juan, en disant que jamais il n’avait pris gibier qui lui eût donné plus de plaisir. Ils entrèrent ensemble, à cheval, à Valladolid, au milieu des acclamations de la foule, qui avait promptement appris le secret révélé par le roi. On monta la maison du jeune prince ; on lui laissa pour tuteur le fidèle Quixada, on lui donna un grand majordome, un sommelier, un écuyer, un secrétaire, des gentilshommes de la chambre, des chambellans. Il fut traité presque en tout point comme un infant de Castille, mais jamais il n’en obtint le rang ni le titre. Être infant ! ce fut désormais la chimère que poursuivit don Juan, l’ambition qui le tourmenta, qui empoisonna toutes ses joies et ses triomphes. Ne pouvoir loger dans le palais royal, rester derrière le rideau dans la tribune du roi pendant les offices, être traité d’excellence et non d’altesse, don Juan souffrit