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dans leurs rapports si divers et si complexes, par les mêmes procédés que la physique ou la géométrie.

Encore si c’était là le seul danger des sciences ou si elles le rachetaient par leur vertu pédagogique ; si, par les idées qu’elles remuent, elles imprimaient aux esprits une direction salutaire ; si elles développaient en eux le goût du bien, de la vertu, du devoir en général, et de celui qui les résume et les contient tous, j’entends le patriotisme ! Par malheur, et c’est ici qu’éclate leur infériorité, les sciences sont de leur nature très cosmopolites ; le monde leur appartient et elles lui appartiennent ; leur domaine, c’est l’univers ; leurs frontières, c’est l’infini ; leur fonction, c’est de découvrir les lois qui gouvernent la matière, et leur honneur, c’est de lui dérober chaque jour un de ses secrets. Or, dans cette immensité, comment voulez-vous que les préjugés de races, les haines de peuples, la diversité des tempéramens et des intérêts ne s’effacent pas un peu ? Comment l’idée de patrie, qui en est la résultante, conserverait-elle toute sa force ? Pour l’historien qui vit dans le passé, pour le lettré qui en a recueilli l’héritage et qui le transmettra, la patrie représente quelque chose de très réel et de très concret. C’est la mise en commun des souvenirs, des traditions, des légendes, des douleurs et des espérances qui constituent la vie morale d’un peuple. C’est le je ne sais quoi qui fait que, malgré leurs divisions et leurs querelles intestines, à tel jour, à telle heure solennelle, un même cœur bat dans la poitrine de trente-six millions d’hommes, qu’un même souffle les anime, qu’une même secousse les ébranle et les électrise. Tout au contraire, aux yeux du savant pur, la patrie se fond nécessairement un peu dans l’humanité ; elle n’est plus qu’une province ; que dis-je ? un point de son empire. Allez donc demander à des gens qui calculent à une seconde près les révolutions des astres de s’intéresser à nos petites vicissitudes ! On raconte qu’Archimède était en train d’achever un problème de géométrie dans Syracuse incendiée lorsqu’il fut surpris et tué par un soldat romain. Le trait est beau sans doute, et l’on comprend à première vue qu’on l’admire. Analysez-le pourtant, dégagez-le des circonstances tragiques qui l’entourent et qui le transfigurent, et que reste-t-il de cette héroïque distraction ? Ce fait d’un citoyen qui déserte son devoir public au moment suprême, qui trace des figures sur le sable au lieu d’aller faire la chaîne, qui s’isole et s’absorbe dans une abstraction pendant que le fer achève l’œuvre du feu, qui sacrifie, en un mot, sa patrie, sa ville, son foyer, ses dieux lares, à cette patrie supérieure qui s’appelle la science. Périsse Syracuse, pourvu que je dote l’humanité d’un nouveau progrès ! Eh bien ! je le demande, et c’est toute la leçon que je veux