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mention d’aucun principe métaphysique, pas même de l’existence de Dieu. C’était seulement à l’occasion de la morale religieuse, et comme préambule aux devoirs envers Dieu qu’intervenaient les principales questions de la théodicée, qui n’était pas encore désignée sous son propre nom. La théodicée ne formait pas un chapitre à part ; elle n’était qu’un appendice de la morale, et elle ne servait en aucune manière à en établir les principes. Qu’est-ce maintenant qu’une morale qui s’expose et se développe tout entière, théoriquement et pratiquement, sans aucune théodicée, c’est-à-dire avant toute théodicée, si ce n’est ce qu’on a appelé depuis une morale indépendante, et indépendante non-seulement d’une théologie révélée, puisque toute la philosophie l’était déjà en ce sens, mais même d’une théologie naturelle ? car enseigner la morale ayant toute théologie naturelle, c’est bien dire qu’on n’en a pas besoin pour en établir les principes. On peut donc dire que la morale indépendante, dont on a fait tant de bruit depuis, a été précisément l’œuvre de l’école éclectique. Rappelons-nous les doctrines morales de Victor Cousin, qui n’étaient autres que celles de Kant et de Fichte. Elles reposaient sur le fait de la liberté et non sur l’autorité divine. Quant à Jouffroy, il suffit de lire le Cours de droit naturel pour voir qu’il fait reposer la morale sur la psychologie et non sur la métaphysique. Le programme de 1832 rappelle beaucoup plus la pensée de Jouffroy que celle de Cousin ; mais enfin ni l’un ni l’autre n’ont suspendu le sort de la morale à des questions spéculatives.

Rien n’étonnera plus les jeunes philosophes que d’entendre dire que c’est Victor Cousin et son école qui ont inventé la morale indépendante, car si nous consultons le critique que nous avons déjà cité, nous voyons que ce qu’il reproche le plus « aux vieux programmes, » c’est d’avoir subordonné la morale à la métaphysique. « La métaphysique, dit-il, dominait la morale ; car on avait eu soin de placer les questions de morale après la théodicée, qui devait leur servir de préface… Ce qu’on voulait, c’était non pas une morale indépendante, mais au contraire une morale très dépendante, liée à de véritables dogmes… Le simple changement introduit par le récent programme (celui de 1880) dans la distribution des matières, marque un esprit nouveau, un esprit de liberté. » Nous n’avons aucune raison pour repousser les éloges accordés au dernier programme de philosophie, car nous avions l’honneur de présider la commission qui l’a rédigé ; et, quant à l’interversion dont il s’agit, c’est nous-même qui, par souvenir des traditions de notre jeunesse, avons proposé à la section permanente du conseil supérieur et avons fait voter l’ordre actuel, qui place la morale avant la théodicée. Mais, en cela, nous n’avions aucune prétention de faire une révolution et nous ne pensions pas accomplir un aussi