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salaire pour livrer bataille au capital ; ils ne cherchent plus avec la même ardeur que par le passé à s’associer pour la production et pour le partage direct des produits de leur travail ; ils désirent se syndiquer (c’est le terme nouveau). Les syndicats, organisés en face des patrons, auront pour objet de régler les conditions de la main-d’œuvre, c’est-à-dire de réclamer les salaires les plus élevés. De même que les ennemis du capital sont les plus acharnés à le posséder, de même les ennemis du salariat se précipitent maintenant vers la conquête du salaire. Les syndicats professionnels représentent une forme particulière d’association ouvrière ; on ne saurait dire que l’institution soit tout à fait moderne, car elle emprunte quelques traits aux corporations de l’ancien régime ; mais elle introduit un élément nouveau, un puissant renfort, dans la discussion qui s’agite entre le capital et la main-d’œuvre.

Les syndicats fonctionnent, depuis plus de vingt ans, sous le couvert de la tolérance administrative. Les patrons comme les ouvriers ont créé des chambres syndicales, où ils se réunissent et délibèrent presque publiquement. La loi nouvelle aura pour effet de reconnaître et de légitimer ces associations, qui seront désormais constituées régulièrement, à l’abri du caprice administratif, avec les moyens d’action et les garanties d’avenir que les statuts pourront leur assurer. D’excellens esprits s’alarment à la pensée que les syndicats professionnels s’égareront dans la politique ou donneront le signal des grèves. Ils craignent de voir renaître, au moyen des syndicats coalisés, l’association internationale des travailleurs, et ils redoutent, pour les ouvriers surtout, les perturbations économiques et le péril social. Ces appréhensions seront peut-être justifiées, mais comment repousser des demandes qui s’appuient sur le principe de la liberté du travail et ne point ratifier, au moment où nous sommes, la tolérance qui a favorisé le développement des syndicats ? L’association internationale des travailleurs, proscrite par la loi française, n’a pas un seul instant cessé d’exister : elle tient ses séances en Angleterre, en Belgique, en Suisse et elle conserve en France de nombreux et actifs correspondans. A défaut de syndicats professionnels, les comités, les sociétés de toute sorte, même les sociétés de secours mutuels, ne manqueraient pas pour former les coalitions qui mènent à la grève. Les interdictions et les restrictions de la loi sont aujourd’hui impuissantes. Aux esprits qui s’alarment nous dirons : Il faut se résigner à ce que l’on ne peut empêcher ; il faut accepter la liberté. Il est vrai que la liberté n’est pas sans péril, mais, en même temps qu’on la subit, on peut l’imposer à ses adversaires et triompher par elle des excès, de la violence, et des chimères. Dans les conflits économiques plus encore que dans les luttes politiques, la force des choses donne à la raison le dernier mot.