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Par malheur, mon excellent ami, M. Rousset, a tiré naguère des archives du dépôt de la guerre, dont il avait la garde, toute une correspondance intime du même duc de Noailles avec Louis XV, qui commence au moment même de l’histoire où ce récit est parvenu et se poursuit sans relâche pendant deux ans, et en présence de cette révélation qui est presque une résurrection, il n’est plus possible d’ajouter foi à aucune des hyperboles de Saint-Simon, pas plus à l’invective qu’à l’éloge. Sur ces traits rendus à la vie, la vérité ne permet de placer ni tant d’ombre ni tant de lumière. Si l’auteur de cette correspondance, en effet, eût eu l’âme imbue de la profonde perfidie que Saint-Simon lui prête, le vice se trahirait lui-même à toutes les lignes, et un critique aussi exercé que M. Rousset n’eût pas eu de peine à le découvrir. Le duc de Noailles que M. Rousset nous fait connaître est au contraire un homme de bien, pénétré d’un dévoûment sincère pour son roi, et d’un véritable amour du bien public, méritant, en un mot, la qualification que son biographe lui donne d’honnête courtisan, et celle plus rare encore qu’il y ajoute de bon citoyen. Il faut donc bien convenir qu’un ressentiment expliqué, justifié peut-être par des griefs personnels, a égaré ici le jugement de Saint-Simon, et qu’en cette occasion, comme en plusieurs autres, il faut admirer dans ses vigoureuses diatribes plutôt la force que l’éloquence prête à la haine que la lumière qu’elle jette sur la vérité.

En revanche, M. Rousset me permettra de lui dire que l’on ne retrouve pas davantage dans le duc de Noailles, tel qu’il nous le montre, ni les ressources infinies d’esprit, ni l’adresse supérieure dont son implacable ennemi, en ce point trop libéral, a trouvé bon de le gratifier. On voit en lui, en mettant tout au mieux, un bon esprit, un jugement sain, mais un peu court ; nulle trace d’invention personnelle, un regard, au contraire, constamment fixé sur des modèles pris dans le passé et une fidélité un peu trop docile à des traditions reçues. S’il eut jamais, comme d’autres témoins l’attestent, une imagination vive, servie par une ardeur éloquente, ces qualités brillantes furent de bonne heure amorties par les glaces de l’âge, ou par le poids de la responsabilité du commandement ; il n’en reste plus de trace dans les documens que nous possédons. Le défaut de toute originalité est d’autant plus sensible pour nous, que le mélange opposé de talens et de défauts est ce qui nous a frappé chez Belle-Isle, et que le contraste fait apprécier la différence. C’est chez Belle-Isle qu’on trouve cette exubérance et souvent cette incohérence de vues, ces inspirations soudaines qui tour à tour égarent et éclairent et qui lui donnaient l’apparence et faisaient autour de lui l’illusion du génie. Rien de pareil chez Noailles, homme