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la direction des choses importantes par la crainte qu’ils ont que, s’ils prenaient quelque chose sur eux, le cardinal ne le trouvât mauvais et ne leur en voulût du mal… Ainsi tout reste dans l’inaction. » Et Chambrier constate en même temps que, si c’était le plus souvent l’inertie et l’irrésolution qui prévalaient dans cet état presque cadavéreux du pouvoir, on pouvait craindre aussi que, d’un moment à l’autre, quelque détermination irréfléchie ne fût arrachée au mourant, presque à son insu et faute de force chez lui pour y résister. Ainsi il rapporte que, discutant, au moins pour la forme, le plan de campagne de l’année suivante, on lui entendit dire une fois d’un ton découragé : « J’ai tout fait pour empêcher que ces engagemens ne s’augmentent ; mais puisque je ne puis y parvenir, je jette mon bonnet par-dessus les moulins et je me prépare à tout[1]. »

Des témoins plus intéressés ne suivaient pas avec moins de soin les moindres incidens de ce déclin, dont les progrès si lents lassaient leur curiosité impatiente. « M. le cardinal se meurt, écrivait l’abbé de Broglie à son frère, mais il gouverne toujours, ne veut entendre parler de rien et ne veut pas qu’on en parle au roi. Il s’est tenu hier un comité, à Issy, sur les affaires les plus importantes ; le cardinal a fait entrer les ministres et les a fait passer par une porte secrète dans sa bibliothèque, afin de faire croire qu’il a présidé au comité, ce qu’il n’a pas fait, n’étant pas en état de faire autre chose que de jouer la comédie, ce qu’il fera jusqu’au dernier moment[2]. » Et le prudent duc de Luynes lui-même : « Le roi fut avant-hier à Issy voir M. le cardinal ; il en sortit avec l’air fort triste, cependant sans pleurer… M. le cardinal était mieux, à ce que l’on disait, cependant dans un prodigieux abattement… La difficulté d’avaler subsiste ; on a envoyé quérir Gendron, qui lui a mis un emplâtre sur la gorge ; mais il n’a pu le soutenir. Malgré cet état, avant-hier il voulut voir M. de La Chétardie, qui arrive de Russie ; il lui fit plusieurs questions et lui rappela des détails qu’il lui avait mandés il y a dix-huit mois[3]. » Une autre correspondance rapporte qu’un matin, en plein janvier, on vit arriver le cardinal à Versailles, sortant de son lit à l’improviste, et qu’il passa trois quarts d’heure avec le roi. Le lendemain, à la vérité, cette équipée lui valut un gros rhume qui le mit si bas qu’il demanda à recevoir le viatique, mais le soir il était déjà mieux et parlait

  1. Chambrier à Frédéric, 7 septembre, 19 et 26 novembre, 10, 14, 24 décembre 742, 18 et 21 janvier 1743. (Correspondance interceptée. Ministère des affaires étrangères.)
  2. L’abbé de Broglie à la maréchale, 14 janvier 1743. (Papiers de famille.)
  3. Mémoires du duc de Luynes, t. IV, p. 393.