Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/716

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

canaux, des chemins de fer, — même, s’il le faut, des chemins de fer au Sénégal, — que le pays ne demande peut-être pas ! D’ailleurs, M. de Freycinet nous l’assure, c’est la loi supérieure du temps, c’est, en quelque sorte, la fatalité de cette fin du siècle. Nous assistons à une immense transformation de toutes les conditions économiques des sociétés, à un mouvement universel des nations occupées à s’approprier ces puissans agens qu’on appelle la vapeur, l’électricité, à renouveler et à agrandir leur outillage pour soutenir la concurrence, le combat de la vie. Est-ce qu’on peut se laisser arrêter par les dépenses ou « s’engourdir, en quelque sorte, dans des spéculations d’équilibre budgétaire » au milieu de ce mouvement qui emporte le monde contemporain ? Qu’on ne craigne donc pas de marcher, d’obéir à l’invincible loi du temps où nous vivons ; on en sera payé par des richesses nouvelles, par les produits d’une activité qui se développe sans cesse. Ainsi parle M. de Freycinet, répondant par un dithyrambe à M. Bocher. Le tableau peut être brillant et spécieux, il est malheureusement aussi fort décevant. C’est un peu un programme dans le pays des chimères.

Oui, sans doute, le monde se transforme, et ce n’est même pas d’aujourd’hui, ce n’est pas à dater de l’avènement de la république qu’il a commencé à se transformer. Il y a des travaux devant lesquels on ne peut pas reculer, il y a des progrès à réaliser, nous n’en doutons pas, soit ; mais ce n’est point apparemment avec des dithyrambes et des chimères que tout cela peut s’accomplir, et il faut bien, après tout, en revenir à la réalité, aux conditions invariables d’une politique sérieuse. En quoi des hommes qui représentent ou gouvernent leur pays, au milieu des prodigieuses transformations contemporaines, seraient-ils, par cela même, dispensés de prévoyance, de mesure et d’économie dans l’administration de la fortune publique ? Par quelle étrange hallucination en est-on arrivé à croire qu’une nation comme la France, accablée de si récentes et si douloureuses épreuves, obligée, il y a dix ans à peine, d’accepter une charge de dix milliards, peut encore sans péril ajouter des milliards à des milliards, accroître indéfiniment sa dette pour des chemins de fer et pour des écoles ? A quelle époque de l’histoire a-t-on vu un état aussi lourdement surchargé établir l’emprunt en permanence dans son budget ? M. de Freycinet invoque les autres nations civilisées qui agissent ainsi, qui ont ouvert u une sorte d’emprunt universel sans craindre de courir à leur ruine. » L’Angleterre et l’Amérique du Nord sont certes de puissantes rivales qui ne négligent pas le développement de leur outillage ; seulement elles ont oublié de demander à M. de Freycinet le secret de sa politique financière, L’Angleterre n’emprunte pas ; elle n’a pas emprunté pour ses entreprises les plus coûteuses, même pour les guerres lointaines qu’elle a eu à soutenir, et elle croirait manquer à son devoir si elle ne consacrait pas chaque année une somme considérable à