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de Saxe lui-même se trouva surpris et coupé, et, s’il ne s’était dégagé avec son sang-froid et sa vivacité ordinaires, il tombait de sa personne aux mains de l’ennemi avec l’escorte qui l’accompagnait.

Force fut alors de s’arrêter et de réfléchir. On avait compté sur quinze jours de route et on s’était muni de vivres en conséquence. Au bout de la première semaine, le tiers du chemin était à peine fait, et, une grande partie des provisions se trouvant gâtées et pourries par l’humidité, on était presque au bout des subsistances. Les hommes et les chevaux étaient déjà mis à la demi-ration et les officiers réduits à manger du pain de munition. Si les difficultés de ce qui restait à faire croissaient en proportion de celles du commencement, le calcul était facile, on serait pris par la famine avant d’être en mesure de recevoir de Leimeritz le secours attendu. Maillebois, retombant dans ses incertitudes, convoqua les officiers supérieurs en conseil de guerre, et là, après une longue et douloureuse discussion, il fut reconnu que tout mouvement en avant devait amener la ruine complète de l’armée et que le seul parti à prendre était de rétrograder vers Égra, soit pour en repartir avec des précautions mieux prises, soit pour se porter de là vers le Danube, avec l’espérance d’y ramener aussi l’armée du grand-duc. Le comte de Saxe fut presque seul à combattre une résolution dont toute son audace avait peine à contester la nécessité.

En conséquence, le 22 octobre, après une marche en retour presque aussi pénible que l’allée, Maillebois rentrait à Égra quinze jours après en être parti, la tête basse, et faisant défiler devant les populations étonnées ses bataillons décimés, sa cavalerie amaigrie et épuisée, ses caissons vides et presque brisés : une armée en fuite après une bataille perdue n’aurait pas offert le spectacle d’un plus grand désastre[1]. « Si je ne considérais que moi, écrivait-il au cardinal dans une lettre désespérée, j’aurais la mort dans le cœur de n’avoir pu arriver jusqu’à Prague, puisque c’était le but de ma mission, mais je cherche à me consoler comme citoyen, en pensant que je n’ai point exposé mal à propos la seule armée qui reste au roi, laquelle est encore en état d’agir utilement pour son service. »

Une consolation plus réelle, quoique celle-là même insuffisante, lui était pourtant réservée, car il trouvait à Egra la nouvelle que

  1. Mémoires de Maillebois. — Maillebois au cardinal de Fleury, 16 octobre 1742, à Broglie et à Belle-Isle, 15, 17 octobre 1742. (Ministère de la guerre. Correspondance officielle et diverses.) — L’opposition du comte de Saxe au mouvement rétrograde de l’armée est consignée dans une lettre du comte à Maillebois lui-même du 20 octobre, commençant par ces mots : « Quoique mon avis n’ait pas prévalu… »