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mes compagnons sont médiocrement en quête. Je les vois insensibles, quand je suis ravagé d’admiration ou d’horreur. Des phrases me font pâmer qui leur paraissent fort ordinaires… Je suis très satisfait quand j’ai écrit une page sans assonances ni répétitions… Je donnerais toutes les légendes de Gavarni pour certaines expressions et certaines coupes des maîtres. » C’était déjà beaucoup dire, car enfin c’était déjà renverser l’ordre naturel des choses, placer la forme avant le fond, mettre devant ce qui doit être derrière, subordonner la fin aux moyens, ou plutôt faire des moyens la fin même de l’art. Infaillible recette pour aboutir tôt ou tard, comme dans ses dernières œuvres, à une littérature tout artificielle, creuse et vide, une littérature de mandarins, et dont les beautés n’en sont plus que pour quelques initiés, quelques fanatiques, et quelques naïfs ! Mais il devait aller plus loin encore, et de la singularité tomber dans l’absurdité. « Je me souviens d’avoir eu des battemens de cœur, d’avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l’Acropole, un mur tout nu, celui qui est à gauche quand on regarde les Propylées. Eh bien ! je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit, ne peut pas produire le même effet ? Dans la précision des assemblages, la rareté des élémens, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? Ainsi, pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? Pourquoi arrive-t-on toujours à faire un vers quand on resserre trop sa pensée ? La loi des nombres gouverne donc les sentimens et les images ; et ce qui paraît être l’extérieur est tout bonnement le dedans. » N’entendez-vous peut-être pas clairement ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il n’est plus besoin que les mots expriment des idées, et que pour peu qu’on les assemble harmonieusement, sans plus d’égard à ce qu’ils signifient, l’objet de l’art est atteint. Ou, si vous l’aimez mieux, cela veut dire qu’il est inutile de penser pour écrire, — et même que c’est un embarras.

On voit le lien qui rattachait toutes ses doctrines ensemble, mais on voit surtout qu’à bien les entendre, et malgré les apparences dogmatiques, elles n’étaient au fond que l’expression de son tempérament d’artiste. Il était comme il était, et lui demander de se modifier, c’était lui demander, si je puis ainsi dire, de s’abdiquer lui-même. George Sand mit dix ou douze ans à s’en apercevoir, mais enfin elle s’en aperçut. « Les natures opposées se pénètrent difficilement, et je crains que tu ne me comprennes pas mieux aujourd’hui qu’autrefois, » lui écrivait-elle à la date du 15 janvier 1876 ; et, au fait, jamais peut-être deux natures de romanciers n’ont été plus contradictoires. J’essaierai d’exprimer l’espèce de cette opposition en disant qu’autant Flaubert était artiste, autant George Sand fut poète : d’un côté, toute l’étendue d’intelligence et toute la profondeur d’universelle sympathie que ce nom de poète