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assuré, que la France trouverait dans un régime de liberté constitutionnelle un adoucissement.à ses malheurs, une consolation de ses défaites. Après l’avoir taxé d’esprit sec, elle le traitait d’utopiste, après quoi elle trouvait qu’il était tout simplement parfait, qu’il savait concilier le sérieux avec l’heureuse légèreté de ses années, la moquerie avec la générosité et la chaleur de l’âme. Il avait chanté au Rocher de Cancale d es couplets où il célébrait les joies du bel âge :


Tant qu’il durera,
Larirette,
On en jouira,
Larira.
Quand il passera,
L’on poursuivra
Un cordon, un duché, la barrette…
Puis on vieillira,
Larirette,
Et l’on s’en ira,
Larira.


Il parlait pour les autres, car il n’a jamais vieilli. C’était un genre d’accident qui lui semblait bizarre et lui inspirait une dédaigneuse pitié.

Nous sommes vieux le jour où nous ne disposons plus de nous, le jour où nous devenons les prisonniers de nos souvenirs et de notre passé. L’auteur des couplets sur le bel âge est toujours resté jeune parce qu’il a gardé jusqu’à la fin toute la liberté - de son esprit. Il y a deux méthodes pour la sauver : les chansons et la métaphysique ; il a usé de l’une et de l’autre. Il a été toute sa vie un sceptique idéaliste. Il parlait, avec quelque ironie des événemens d’ici-bas ; il savait que la machine ronde est sujette à se déranger ; mais il croyait à quelque chose qui ne se dérange jamais et qui se mêle de nos destinées ; il était fermement persuadé que la raison finit par avoir raison. Il a eu ses métamorphoses ; s’il n’a jamais varié dans ses principes, il était toujours prêt à en changer la forme, à les accommoder aux circonstances. Il lui en a moins coûté qu’à tout autre monarchiste parlementaire d’admettre la république ; il y avait de la bonne humeur et de l’espérance dans ses résignations. Mieux que personne, il a pratiqué la maxime du philosophe qui définissait la sagesse, l’art de se prêter au monde en lui demeurant supérieur. Il nous disait, peu d’années avant sa mort, qu’il se sentait à la fois très indifférent et très passionné ; quand on tient beaucoup aux grandes choses, on se soucie médiocrement des petites, et on n’attache pas son bonheur à la roue de la fortune. Cet éminent penseur doublé d’un homme d’état a été plus d’une, fois ministre, et chaque fois il a quitté le pouvoir sans chagrin, sans regret, avec un sentiment sincère de délivrance,