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autorités. — Ceux qui veulent imposer à la philosophie ou à la pensée une autorité supérieure ne songent pas que, de deux choses l’une : ou la pensée ne comprend pas cette autorité, et alors elle est pour elle comme si elle n’était pas ; ou elle la comprend, elle s’en fait une idée, elle l’accepte à ce titre, et alors c’est elle-même qu’elle prend pour mesure et pour règle, pour autorité dernière… Sœur de la religion, elle puise dans un commerce intime avec elle des inspirations puissantes ; elle met à profit ses saintes images et ses grands enseignemens, mais elle convertit ces vérités dans sa propre substance ; elle ne détruit pas la foi ; elle l’éclaire et la féconde, et l’élève doucement du demi-jour du symbole à la pleine lumière de la pensée pure… La philosophie est patiente ; elle sait comment les choses se sont passées dans les générations antérieures. Heureuse de voir les masses, le peuple, c’est-à-dire à peu près le genre humain tout entier entre les bras du christianisme, elle se contente de lui tendre doucement la main et de l’aider à s’élever plus haut encore. » Cette manière d’entendre les rapports de la philosophie et de la religion est évidemment hégélienne. Elle vient sans doute primitivement de Kant et de son traité : de la Religion dans les limites de la raison. Mais c’est Hegel qui a fait de cette méthode l’emploi le plus large et le plus systématique. Il a même réussi pendant quelque temps à constituer une sorte de religion d’état qui, tout en acceptant le symbole quant à la lettre, en interprétait le sens d’une manière toute philosophique. Ce mariage de raison dura jusqu’au moment où le docteur Strauss eut déchiré tous les voiles et rendu toute équivoque impossible. Si fragile que fût cet accord passager de la religion et de la philosophie, il était encore plus facile dans un pays protestant que dans un pays catholique, le dogme protestant se prêtant à une latitude d’interprétation que le catholicisme ne souffre pas. De là naquirent, en effet, plus tard entre Cousin et l’église beaucoup de difficultés.

En métaphysique pure, nous reconnaissons encore l’influence hégélienne dans l’application que fait Cousin d’une sorte de méthode trichotomique à l’analyse de la raison. Il y trouve, comme on sait, trois élémens essentiels, trois idées fondamentales : l’infini, le fini et le rapport du fini à l’infini. L’infini représente la thèse en ce que Hegel appelle l’état immédiat ; le fini représente l’antithèse ou l’état médiat ; et le rapport représente la synthèse, le moyen terme, le principe de conciliation. Cousin ne va pas jusqu’à enseigner la doctrine de l’identité des opposés ; il est probable que cette doctrine, dont il est impossible qu’il n’ait pas entendu parler, lui avait paru absurde et équivoque, il ne se sentait pas assez fort pour la défendre. Mais ce principe de la triplicité dans l’unité, qu’il rapproche de la trinité chrétienne, est certainement d’origine hégélienne.