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volonté, ni les engagemens solennels. J’avoue que je n’étais pas libre d’un sentiment qui, a gêné ma promptitude de me mettre à la besogne. J’ai bien conçu votre position devant le public français ; mais je n’ai pas vu la nécessité d’entrer dans des rapports historiques ; voilà, pour en parler en passant, aussi la raison que je n’ai pu être mécontent par rapport à ce que j’ai travaillé dans la philosophie ; car lorsqu’il m’a paru superflu que vous parliez du tour que la philosophie ait pris chez nous en général, il me devait paraître encore moins nécessaire de vous étendre à une époque plus avancée… J’aurais dû dire que la philosophie de Schelling dont vous faites mention embrassait dans ses principes beaucoup plus que vous lui attribuez, et que vous-même deviez bien savoir cela. Je n’aurais pu blâmer votre silence ; mais j’étais dans l’embarras de noter un air de réticence. »


En d’autres termes, Hegel eût mieux aimé que Cousin ne parlât pas du tout de la philosophie allemande que de la limiter, comme il le fait, à la philosophie de la nature, c’est-à-dire de passer sous silence la moitié de la philosophie de Schelling et celle de Hegel tout entière. Le grief est fondé ; mais ici il faut dire que Cousin n’a jamais bien démêlé ce qui distinguait Hegel de Schelling, et qu’il les a toujours tous deux enveloppés sous la dénomination commune de « philosophes de la nature ; » ce qui est une erreur d’interprétation, non de conduite ; et Hegel lui-même ne paraît ici rien dire de plus. Quoi qu’il en soit, les relations amicales ont continué jusqu’à la mort de Hegel. Après 1830, Cousin, devenu conseiller de l’Université, fit un dernier voyage, mais cette fois officiel, en Allemagne ; il retourna à Berlin, et il revit encore Hegel et sa famille ; et, de retour à Paris, il lui écrit toujours sur le même ton d’affectueuse cordialité :

« Me voici, mon cher ami. Causons un moment comme si nous étions encore couchés l’un et l’autre sur votre sofa, à trois cents lieues des importuns et des affaires… Pour la carrière politique, je vous répète que je n’y veux pas entrer. La députation elle-même me tente assez peu, et je reste fidèle à la philosophie. Ma place au conseil de l’instruction publique m’est agréable par les services qu’elle me permet de rendre à la philosophie ; .. le jour où je n’aurais plus cette utile influence sur les études philosophiques, ce jour-là je me retirerais. Mettez-vous bien dans l’esprit, cher Hegel, que toute mon âme est toujours à la philosophie. C’est là le fond du poème de ma pauvre vie ; comme je vous le disais, la politique n’en remplit que les épisodes. » Telle est la fin de la correspondance, sauf un billet sans importance pour envoi de livres. Hegel ne répondit plus. Enfin, le 31 décembre 1831, une lettre du docteur Gans annonçait à M. Cousin la mort de son illustre ami.