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après 1818, leurs relations avaient été tout à fait interrompues. Une circonstance nouvelle et étrange vint les renouer d’une manière beaucoup plus intime.

Victor Cousin, voyageant en Allemagne à la fin de 1824 avec les jeunes de Montebello, qu’il avait été chargé d’accompagner, se vit tout à coup à Dresde ; arrêté par la police allemande, envoyé à Berlin et mis en prison sous l’inculpation de jacobinisme ou d’espionnage ; il y resta plusieurs mois. Cette arrestation devint un événement européen : la presse libérale de toutes les nations s’éleva alors contre cet attentat au droit des gens. Plus tard, sous île gouvernement de juillet, on se moqua de cette prison de Victor Cousin ; on dit qu’il s’en était fait un piédestal. C’est le contraire de la vérité. Il se refusa, au contraire, à son retour de Berlin, à toute protestation qui pût faire scandale. Dans tous ses livres, on trouve à peine la trace d’une allusion à cet événement. Pour ma part, je l’ai connu vingt-cinq ans ; et c’est seulement la dernière armée, quelques jours avant son départ de Paris, que je lui ai entendu raconter cette aventure. Après tout, la chose n’était pas si plaisante. Supposons aujourd’hui, par exemple, une personne importante de France, membre d’un parti libéral et populaire, qui serait arrêtée, mise au secret à Berlin, et maintenue en état d’arrestation sans aucune raison, — car on n’a jamais cité aucun grief, — demandez-vous quelle serait l’émotion et s’il pourrait y en avoir une plus légitime ? Hegel, qui avait quitté Heidelberg depuis 1818, était alors professeur à l’université de Berlin. Quoiqu’il eût cessé d’entretenir des relations avec Cousin, aussitôt qu’il apprit la mésaventure de celui-ci, il s’entremît avec zèle et générosité en faveur de son ancien ami. M. Rosenkranz, dans la Biographie de Hegel[1], raconte avec quelques détails cet épisode et ce qui s’ensuivit :

« Cousin, en 1824, se trouvait en voyage en Allemagne. Tout à coup, par suite des plus vagues soupçons et sur l’instigation du gouvernement prussien, il fut subitement arrêté comme suspect à Dresde et envoyé en prison à Berlin. A peine Hegel eut-il connaissance de cet événement qu’aussitôt, le 4 novembre, il adressa au ministre de l’intérieur et de la police un écrit étendu dans lequel il s’employait chaudement à la délivrance du philosophe français. Par l’intervention et la médiation de l’ambassade française, et, sur sa parole d’honneur, Cousin fut mis en liberté. Il resta encore quelque temps à Berlin, où il vécut avec Hegel et quelques-uns de ses disciples (Gans, Hotho, Henning, Michelet) dans un commerce amical et philosophiquement très fructueux. Depuis ce temps, il entretint une correspondance avec Hegel. En 1827, il fut le plus

  1. Hegel’s Werke, t. III, p. 368.