Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/549

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

flotte ; les Francs n’auraient pas, pendant qu’il restait campé dans la Pannonie, saccagé la Sicile et pillé Syracuse.

Cet empereur, « qui ne voulait pas nourrir le soldat pour rien, » méditait, assure-t-on, dans le secret de sa pensée intime, le licenciement d’une armée qu’il croyait avoir rendue à peu près inutile. Pour son malheur, il laissât pénétrer trop tôt son dessein : « Encore quelques années d’efforts, s’était-il écrié un jour ; et la république n’aura plus besoin de soldats ! » Les soldats, mécontens, le tuèrent dans la cinquième année de son règne. Il avait, comme nous l’avons dit plus haut, refoulé de tous côtés les ennemis de Rome, repris la Gaule sur les Germains, dompté en Illyrie les Sarmates, accablé Saturnin dans l’Orient, Proculus et Bonose, tous rebelles, à Cologne. Le nombre des guerres qu’il a faites dans toutes les parties du monde est si grand qu’on s’étonne qu’un seul homme ait pu se trouver à tant de batailles. Probus a payé de sa personne en soldat dans une foule de circonstances, et sous lui se formèrent d’excellens généraux qui purent, jusqu’à un certain point, consoler les Romains de sa perte. Ce grand et honnête empereur introduisit pourtant, à son insu, dans un empire déjà rongé au cœur, le premier germe de la dissolution finale : en obligeant les nations vaincues à fournir à l’armée romaine un contingent de seize mille hommes, qu’il distribua par fractions de cinquante ou soixante dans les troupes nationales, Probus ruina d’un coup l’édifice vermoulu des vieilles institutions militaires ; Probus ne faisait cependant qu’imiter sur ce point Alexandre : la même fatalité s’impose à tous les conquérans, à toutes les nations qui ont exclusivement grandi par la guerre. Napoléon avait un corps d’armée saxon à Leipzig : n’eût-il pas mieux valu ; et pour lui et pour nous, qu’il mît en ligne trente ou quarante mille hommes de moins ? La Turquie ne pouvait plus vivre avec les janissaires : son démembrement a commencé le jour où les sultans ont anéanti cette inquiète milice. Les citoyens de Rome avaient seuls, dans le principe, le droit et le devoir de défendre la patrie ; on commença par leur adjoindre des affranchis et bientôt des esclaves ; quand on leur eut associé des barbares, l’honneur qui s’attachait au noble métier des armes en demeura subitement amoindri. Il est souvent indispensable, il n’est pas toujours sans danger de créer une armée coloniale ; la force matérielle : et la vigueur morale peuvent facilement passer du côté de ces troupes dans lesquelles on n’a voulu chercher que des auxiliaires.


JURIEN DE LA GRAVIERE.