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conclurent sans hésiter à la négative : « Il ne faut pas, disait Puységur au nom de sa vieille expérience, risquer toutes les ressources de la France et la dégarnir entièrement. Or, dans les Trois-Évêchés, dans toute la Flandre, la Champagne même, en réunissant tout ce qui s’y trouve, nous ne ferions pas de quoi composer une armée de vingt mille hommes. Il faut mettre la vieille France à l’abri des courses et des entreprises de l’ennemi. » Noailles seul, plus jeune et soutenu peut-être par la pensée qu’il était encore d’âge à lutter lui-même contre les périls qu’on allait affronter, opina pour qu’on songeât avant tout à sauver les Français captifs en pays lointains : — « Le péril, disait-il, est plus pressant en Allemagne qu’en France, et le contre-coup d’un échec en Allemagne serait désastreux même en France. On n’aperçoit, ajoutait-il, de véritables obstacles que la perfidie du roi de Prusse, supposé qu’il se portât jusqu’à donner des troupes à la reine de Hongrie pour achever d’accabler les nôtres. C’est de quoi personne ne pourrait répondre, et qui cependant ne doit point arrêter quand il s’agit d’un point aussi capital que le salut de deux armées[1]. »

Le débat qui suivit dans le conseil fut long et assez orageux. Plusieurs des ministres soutinrent l’avis des deux vieux maréchaux, et le cardinal, dont les fortes résolutions n’étaient jamais à toute épreuve, bien que décidé, ou plutôt résigné à l’expédition proposée, était, par instant, repris d’hésitation. Ce fut le roi qui, à la dernière heure, se tournant vers le contrôleur-général Orry : « Avez-vous de quoi, monsieur, lui dit-il, fournir à tout le nécessaire ? — Sire, répondit Orry, je fournirai toujours tout ce que Votre Majesté jugera à propos de m’ordonner. — Eh bien ! je veux que M. de Maillebois marche en Bohême[2]. »

La résolution, aussitôt connue, ne rencontra guère à la cour que des approbateurs. Les partisans que Belle-Isle comptait encore ne pouvaient qu’applaudir à la reprise vigoureuse d’une guerre dont il demeurait toujours l’auteur responsable. Ceux (devenus beaucoup plus nombreux et plus influens) du maréchal de Broglie étaient les plus empressés à désirer qu’on portât secours à leur ami, dans le péril extrême où il et ait placé. — C’étaient même eux, dit Chambrier, qui avaient mis le feu sous le ventre du cardinal. Mais l’attitude

  1. Mémoires du maréchal de Noailles et du maréchal de Puységur, 26 juillet 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.) — La date de ces deux mémoires prouve que le projet d’envoyer l’armée de Maillebois en Allemagne avait devancé la réponse définitive de l’Autriche aux propositions de paix. Mais, dès la fin de juillet, le retard même apporté à cette réponse faisait pressentir qu’elle serait négative, et l’idée de l’envoi d’une armée de secours devait déjà être mise en délibération.
  2. Chambrier à Frédéric, 10, 11 août 1742. (Correspondance interceptée. Ministère des affaires étrangères.