Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/534

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et confier la garde de ses forteresses à des réserves qui ont désappris la discipline peut être souvent une nécessité ; seulement il ne faut pas compter que les cités ainsi défendues opposeront toute la résistance qu’on est en droit d’attendre d’une troupe appartenant à l’armée régulière. Les Goths profitèrent de la nuit pour surprendre une garnison dont la vigilance n’était que trop aisée à endormir. Ils avaient rassemblé une énorme quantité de fascines : ils en comblent soudain le fossé, escaladent les murs et se répandent dans la ville avec de grands cris. L’épouvante fait tout fuir devant eux. En un instant, ils sont maîtres d’une place qui eût pu les retenir des années entières sous ses murs. Les Goths ne pouvaient, vu leur nombre restreint, avoir la prétention de garder une si grosse conquête. Ils se contentèrent de la mettre au pillage et reprirent la mer avec un butin immense. Toute la côte du Pont fut ravagée dans cette première campagne. Des milliers de captifs allèrent conduire la charrue sur un sol que les Goths, peuple pasteur et nomade, auraient laissé en friche ; les plus robustes furent réservés pour manier la rame sur les vaisseaux.

Partout où ces essaims de barbares passaient, ils ne laissaient rien à glaner à ceux qui viendraient après eux ; l’invasion, quand elle se répéta, chercha donc un terrain nouveau. La côte occidentale de la Mer-Noire n’avait pas encore été dévastée ; vers cette rive intacte, les Goths se portèrent d’emblée dès leur seconde campagne. Ils passèrent rapidement devant l’entrée du Dniester et devant les bouches du Danube : le plus fructueux butin qu’ils recueillirent, sur ce rivage qui leur était depuis longtemps connu, consista en un supplément de bateaux. Leur flotte augmentait ainsi à vue d’œil ; leur troupe ne tarda pas à se grossir également. Tous les gens sans aveu accoururent à leur appel, impatiens de prendre part au pillage de l’empire romain. Le détroit qui sépare l’Europe de l’Asie fut franchi par cette flottille, que les fortifications de Byzance, rasées jadis par Septime Sévère, n’étaient plus en mesure d’arrêter ; les habitans des bords de la Propontide virent avec effroi l’invasion menacer leurs rivages. La garnison de Chalcédoine, alors campée près du temple de Jupiter Urius, fut la première à lâcher pied. Chalcédoine, Nicomédie, Nicée, Pruse, Apamée, Cios tombèrent successivement aux mains des pirates. Ces villes, depuis des siècles, se croyaient à l’abri de tout danger ; leurs murailles s’écroulaient et n’offraient plus guère que des ruines ; il était trop tard pour songer à les relever, personne n’eut l’idée de les défendre. Ceux qui purent fuir se crurent trop heureux de n’avoir à sacrifier que leurs richesses ; les autres courbèrent la tête sous l’ouragan. Le progrès des Goths ne fut suspendu que par le débordement du Rhyndacus, qui protégea, comme par une intervention miraculeuse, la